Salonnières, collectionneuses et mécènes
Auteur : Hadrien Viraben
Le terme « amateur » ne prend le sens de praticien non professionnel qu’au cours du xixe siècle, désignant auparavant celui ou celle qui manifeste une affection pour quelque chose. L’amateur devient en effet une figure prédominante dès le xviiie siècle en s’attachant surtout à la notion de goût. La collection d’objets constitue un élément central de cette figure, associé à un ensemble de pratiques sociales et culturelles : la fréquentation des académies, la sociabilité, le mécénat, l’écriture érudite et, finalement, la production d’œuvres ou de savoirs.
L’acception du mot « amatrice » fait également débat à la même période. Jean-Jacques Rousseau l’emploie en 1773 dans ses Lettres sur la botanique pour évoquer une « botanophile (amatrice de la botanique) ». La féminisation du terme, mentionnée par le Dictionnaire de l’Académie française en 1798, sera néanmoins rejetée par cette même institution dès 1835.
Les amateurs et amatrices du xviiie siècle, collectionneurs et collectionneuses, mécènes des arts et des sciences, s’imposent dès lors comme un modèle que les élites traditionnelles et nouvelles du xixe siècle souhaitent perpétuer.
Salonnières et cabinétières, l’héritage du xviiie siècle
Parmi les espaces savants ouverts aux femmes à l’époque des Lumières, ce sont avant tout les salons qui marquent l’imaginaire que le xixe projette sur le siècle précédent. En témoigne la célèbre représentation du salon de Madame Geoffrin, que l’ancienne épouse de Napoléon, Joséphine de Beauharnais, commande au peintre Lemonnier en 1814.
Figure 1 : Philibert Louis Debucourt, d’après Gabriel Lemonnier, Siècle de Louis XV. Une soirée chez Madame Geoffrin en 1755, planche explicative avec les figures et les numéros correspondants, 1821. Eau-forte. 20,3 x 55 cm. Paris, Musée Carnavalet. © CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris. Voir le tableau original de Lemonnier.
Le tableau montre de façon fictive une assemblée idéale de philosophes, artistes, hommes de lettres et sciences (dont le naturaliste Buffon au premier plan à gauche), auprès desquels siègent plusieurs salonnières illustres, à commencer par Madame Geoffrin elle-même (fig. 1). D’après l’identification donnée par la gravure de Debucourt, Madame Geoffrin apparaît à droite de la composition, le regard tourné vers le spectateur du tableau qu’elle invite à entrer dans son salon. À la place d’honneur, à droite de l’hôtesse, se tient le prince de Conti, prince de sang, et à sa gauche le philosophe et écrivain Bernard de Fontenelle. Cinq autres femmes, réputées pour leur propre salon, apparaissent dans le tableau (en suivant la gravure de Debucourt) : Mademoiselle de Lespinasse, Mademoiselle Clairon, la duchesse d’Anville, la comtesse d’Houdetot, Madame de Graffigny et Madame du Boccage.
L’héritage des Lumières se cristallise ainsi dans une image des salons qui, sans avoir tous été tenus par des femmes, furent pour nombre d’entre eux associés à une figure féminine. Le salon est avant tout un espace d’hospitalité mondaine, où les « maîtresses de maison » règnent par leur sens des conventions sociales, et se refusent pour les mêmes raisons à passer pour des « femmes savantes ». Lieux de sociabilité et de divertissement, les salons abhorrent le pédantisme et le sérieux, et les salonnières s’interdisent généralement de publier, par intériorisation de normes sociales ou pour éviter la satire.
Si les femmes parviennent à occuper, dans une certaine mesure, les lieux de savoirs, elles s’emparent également des pratiques de collection, preuves de leur goût et moyens d’appréhension matérielle des connaissances. Ces amatrices se tournent en particulier vers les spécimens d’histoire naturelle (coquillages, minéraux, spécimens anatomiques et botaniques), dont la popularité va croissante au xviiie siècle.
Figure 2 : Pierre Remy, Catalogue raisonné des curiosités qui composoient le cabinet de feu Mme Dubois-Jourdain, Paris, Didot l’aîné, 1766. Bibliothèque numérique de l’INHA – Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, https://bibliotheque-numerique.inha.fr/idurl/1/17935.
Madame de Bure, l’une des premières cabinétières, rassemble un important cabinet de curiosités, une collection de sciences naturelles dont la vente, après son décès, totalise 676 lots en 1763. Trois ans plus tard, c’est l’un des plus réputés cabinets parisiens, celui de feue Madame Dubois-Jourdain, qui fait l’objet d’une vente publique (fig. 2).
Dans le catalogue rédigé pour l’occasion, Pierre Remy fait le récit du « goût […] très vif » de Madame Dubois-Jourdain :
Elle voulut former un cabinet avec connaissance : dans cette vue, elle fit une étude particulière de ce qu’en général on ne regarde que comme un amusement. Ce zèle ardent pour apprendre, lui fit suivre successivement différents cours de physique, de chimie et d’histoire naturelle : aussi était-elle très instruite.
Il est aisé d’imaginer qu’avec autant d’ardeur que de connaissance, Madame Dubois-Jourdain dût composer un très beau cabinet. Coquilles, madrépores, animaux, insectes, minéraux, cailloux, agates, pierres fines, en un mot, toutes les productions de la nature entraient dans son cabinet.
Madame Dubois-Jourdain se voit ainsi attribuer toutes les qualités de l’amateur sérieux, ayant fait de sa collection un véritable microcosme reproduisant l’organisation du monde naturel, et ayant une réputation au-delà des frontières et une place au sein des réseaux internationaux d’échanges intellectuels et d’objets, qui relient les amateurs et les amatrices du xviiie siècle.
Les nouvelles « grandes amatrices » de l’époque contemporaine (XIXe-XXe siècles)
La tradition des pratiques de collection persiste largement au xixe siècle comme le signe d’un amateurisme des élites. Celui-ci s’élargit à de nouveaux objets et à de nouveaux marchés, multiplie les champs du savoir, et se met au service du bien public, en enrichissant les nouveaux musées. Cet essor s’accompagne d’une répartition selon le genre : au tournant du xxe siècle, les hommes se signalent par des collections ayant trait aux sciences historiques (documents, lettres et manuscrits autographes, livres, numismatique ou collection de monnaies et médailles, militaria ou artefacts liés à l’histoire militaire) et aux sciences naturelles (naturalia), là où les femmes s’orientent plutôt vers les objets d’art (mobilier, céramiques, textiles, bijoux). C’est ainsi dans le domaine nouveau des curiosités japonaises que s’illustre Clémence d’Ennery
, née Lecarpentier (1823-1898), qui se refuse néanmoins à toute expertise, masculine, sur l’art d’Extrême-Orient : « je suis une parfaite ignorante. La science est l’affaire de ces messieurs du musée Guimet. Eux savent le nom des auteurs de tout cela ; ils connaissent les dates et les écoles. Moi je ne sais rien. Mais j’ai voulu me composer un beau spectacle ; je me suis fait un poème de couleurs. »
Figure 4 : Neurdein frères (éditeur), Musée d’Ennery. Quatrième galerie, sans date. Carte postale. 9 x 14 cm. Collection particulière.
En prévision du legs de sa collection à l’État, Clémence d’Ennery aménage à ses frais son hôtel particulier pour en faire un musée à la fois moderne et spectaculaire, dont l’entrée serait gratuite. La carte postale (fig. 4) donne à voir, au tournant du siècle, cette mise en scène originale (préservée aujourd’hui). Particulièrement riche et accumulative, elle témoigne du goût et des affinités singulières de la donatrice pour les différents objets de sa collection. Les meubles et les vitrines spécialement commandés par Clémence d’Ennery sont en particulier révélateurs, à la fin du xixe siècle, de l’harmonie décorative recherchée entre la tradition du mobilier français du xviiie siècle et les formes extrême-orientales. Au même moment où la collection est révélée dans son écrin architectural, plusieurs pièces sont également reproduites dans La Nature (fig. 3), l’une des principales revues de vulgarisation scientifique, où ces objets sont replacés à l’intérieur d’une classification chronologique savante.
Les femmes issues des élites jouent aussi un rôle dans un mécénat qui s’étend aux sciences. L’exemple en est donné, dans le domaine de la recherche médicale au xxe siècle, par la formation d’un Comité des dames au sein de la Ligue contre le cancer fondée en 1918 (fig. 5).
Recrutant ses membres parmi la haute bourgeoisie et l’aristocratie parisiennes, le Comité des dames attribue aux femmes du grand monde une mission caritative traditionnelle. La présidence du comité est par exemple assurée par la duchesse d’Uzès (1847-1933) (fig. 6), figure à la fois moderne et antimoderne. Favorable politiquement à une restauration monarchique et soutien financier du général Boulanger, elle est aussi restée célèbre pour ses activités caritatives et sa participation à plusieurs associations féminines (Union des femmes peintres et sculpteurs, Automobile club féminin).
Figure 5 : « Comité central des Dames », La Lutte contre le cancer : bulletin périodique, 07/1923, no 1.
Figure 6 : Agence Rol, Marie-Clémentine de Rochechouart-Mortemart, duchesse d’Uzès (1847-1933), 1926. Négatif photographique sur verre. 9 x 12 cm. Bibliothèque nationale de France.
Dans le prolongement des normes féminines de la mondanité, la première activité du Comité des dames de la Ligue est l’organisation de collectes de fonds. Sa deuxième action d’ordre social consiste à visiter les malades à l’hôpital et à domicile. Tout en perpétuant une pratique pluriséculaire de philanthropie mondaine, la visite aux indigents, auxquels elles apportent une aide matérielle, les dames-visiteuses pallient également le manque de personnel auxiliaire, assumant les rôles d’aides-soignantes et de travailleuses sociales. Elles s’investissent encore dans le suivi des malades sur le temps long, et entreprennent de collecter des informations sur l’origine de leur maladie, leurs traitements et leurs conditions de vie, sous forme de fiches centralisées par la ligue. Dès lors, l’action des dames-visiteuses s’assimile en partie à une collecte de données sur le terrain, à une participation sérieuse à la recherche scientifique, épidémiologique. À travers leurs différentes missions, les Dames de la Ligue combinent donc plusieurs lectures du terme d’« amatrice » au sein du monde médical : en tant que mécènes des sciences de la santé, actrices auxiliaires de l’aide aux malades les plus démunis, et collaboratrices bénévoles de la recherche en épidémiologie.
Présentation « Doublement invisibles » Salonnières, collectionneuses et mécènes Les femmes dans les sociétés savantes
