Les femmes dans les sociétés savantes

Auteur : Nathalie Richard

Figure 1 : Si les femmes sont rarement membres à part entière des sociétés savantes, les épouses, filles et sœurs sont souvent associées aux activités mondaines et aux pratiques de mécénat de ces associations. Une excursion de la Société polymathique du Morbihan, c. 1910. © Archives de la Société polymathique du Morbihan, 6 Fi 120.1.

Les sociétés savantes du xixe siècle sont des cercles bourgeois qui excluent largement les femmes.

Après la Révolution française, le monde des amateurs en sciences se transforme au même rythme que la société dans son ensemble. Il s’ouvre très largement aux nouvelles catégories sociales et se structure plus nettement autour de sociétés savantes dont le développement a été très rapide tout particulièrement dans les dernières décennies du xixe siècle. Autour de 1900, les grandes villes hébergent plusieurs associations et presque toutes les villes petites et moyennes en abritent au moins une (fig. 1 et 2).

Figure 2 : Au début du XXe siècle, la plupart des villes françaises, même les plus petites, abritent au moins une société savante. Au Havre, elles sont hébergées dans un bâtiment construit spécialement pour elles en 1910. À  Vannes en 1912, la Société polymathique du Morbihan achète l’ancien hôtel du Parlement de Bretagne pour y établir son siège et son musée.

Dans de nombreux domaines, telles l’archéologie préhistorique, l’astronomie ou les sciences naturelles, ces sociétés savantes jouent un rôle important jusqu’au milieu du xxe siècle. Leurs membres collectent des informations et des données qui sont le plus souvent centralisées ensuite dans les laboratoires ou les institutions académiques, où elles sont interprétées par des scientifiques. Cette complémentarité entre savants professionnels et amateurs se délite lorsque l’expérimentation prend le pas sur l’observation, par exemple en biologie lorsque la génétique permet d’identifier et de classer les espèces. Mais si la science de laboratoire l’emporte sur les pratiques de terrain, la contribution des amateurs ne disparaît jamais totalement dans de nombreuses disciplines. L’importance de leurs apports, notamment dans la collecte de données, est de nos jours reconnue et de nombreuses institutions scientifiques, à l’image du Muséum national d’histoire naturelle à Paris, promeuvent des projets de science participative.

Le développement des sociétés savantes est étroitement lié à la promotion économique, politique et culturelle de la bourgeoisie. Ces associations contribuent à la consolidation d’une identité de classe fondée sur des valeurs spécifiques, parmi lesquelles le travail, le sérieux et l’émulation jouent un rôle central. Ces structures offrent en effet un espace où ces valeurs peuvent se déployer pleinement, autour de pratiques amatrices perçues comme des « loisirs sérieux », pour reprendre une expression forgée par le sociologue américain Robert Stebbins. Elles fonctionnent comme des cercles fermés, dont l’accès est contrôlé par des procédures de cooptation. Et si elles accueillent sans difficulté dans leurs rangs des héritiers des élites aristocratiques anciennes, elles restent largement fermées aux catégories populaires. Dominées par la bourgeoisie, ces sociétés savantes reproduisent l’idéologie des sphères séparées du public et du privé, selon laquelle les femmes sont assignées à l’espace domestique et les hommes à l’espace public du travail et de la politique.

Figure 3 : Si les femmes sont largement exclues des activités scientifiques des sociétés savantes, les épouses participent fréquemment aux activités mondaines et aux excursions organisées par ces associations. Elles assistent parfois aux congrès scientifiques qui réunissent les amateurs, tels les congrès préhistoriques de France qui sont organisés à partir de 1905. Les cartes postales réalisées à l’occasion du Congrès de Chambéry en 1908 en attestent. IVe Congrès préhistorique de France à Chambéry en 1908, sans date. Carte postale. 9 x 14 cm. Collection particulière.

Les femmes sont de ce fait largement exclues des sociétés savantes, à tout le moins jusqu’à l’entre-deux-guerres. Mais elles n’en sont pas totalement absentes. Épouses et filles des membres sont souvent associées aux activités mondaines de ces associations, aux séances publiques et aux excursions. Elles y jouent parfois un rôle important de patronage et de collecte de fonds et contribuent par ce biais au développement des connaissances (fig. 3).

Figure 4 : Au xixe siècle, la botanique est considérée comme une science adaptée aux femmes. Certaines, telle Joséphine Le Breton, sont parfois autrices d’ouvrages qui leur sont destinés ou qui s’adressent à un public familial. Joséphine Le Breton, À travers champs. Botanique pour tous, Paris, J. Rothschild, 1878, page de titre.

Quelques sciences sont plus ouvertes aux amatrices.

Certaines sciences sont jugées plus convenables que d’autres pour les femmes. Il en est ainsi de la botanique qui est préconisée dans l’éducation féminine dès le xviiie siècle, par Jean-Jacques Rousseau par exemple. Dans sa dimension descriptive plus que théorique et dans ses aspects esthétiques qui permettent de mobiliser des savoir-faire réputés féminins, tel le dessin, la botanique est vue comme susceptible de procurer des savoirs sur la nature et une forme d’exercice physique adaptés aux dames et aux demoiselles. La connaissance des plantes est aussi jugée utile pour soigner les maux ordinaires des membres de la famille. Des ouvrages de botanique sont ainsi spécifiquement destinés aux femmes et celles-ci intègrent parfois des sociétés savantes dédiées, comme les Sociétés linnéennes qui se créent à partir de la fin du siècle des Lumières pour célébrer et prolonger l’œuvre du naturaliste du xviiie siècle Karl von Linné.

Si les femmes participent aux excursions botaniques, aux collectes de plantes et à la réalisation d’herbiers, elles ne présentent qu’exceptionnellement des communications lors des séances des sociétés savantes et ne publient que rarement des travaux scientifiques. Lorsqu’elles réalisent des herbiers, elles mêlent d’ailleurs souvent intentions scientifiques et artistiques. Elles réalisent parfois des tableaux associant plusieurs fleurs, ou découpent les végétaux pour les transformer en images. Lorsqu’elles deviennent des autrices, c’est le plus souvent en rédigeant des ouvrages de vulgarisation destinés à leurs congénères ou aux enfants, à l’instar de Joséphine Le Breton, autrice d’une Botanique pour tous en 1878 (fig. 4)

Figures 5 : Les herbiers sont souvent l’occasion de mêler la science et les arts. Dans l’herbier rassemblé par Louise Cauvin dans la première moitié du xixe siècle, cette planche superpose à la botanique les techniques alors à la mode de l’évidage des feuilles et du portrait découpé. Antoine-Laurent de Jussieu, ici représenté, est un célèbre botaniste du xviiie siècle. Louise Cauvin, Herbier Cauvin : Portrait d’Antoine-Laurent de Jussieu sur une feuille de chêne (Quercus robur), 1801-1847. 11,6 x 19,4 cm. Le Mans, musée Vert © Musées du Mans.

Avant 1914, les amatrices reconnues dans ce domaine sont donc rares. Une exception est, au Mans, Louise Cauvin (1776-1847), qui pratique la botanique avec son mari Thomas, présente des communications aux Congrès scientifiques de France et réalise des herbiers de référence, dont un volume dessiné consacré aux cryptogames. Plus active que son mari dans ce domaine, Louise est plus reconnue que lui par les amateurs de son époque. Elle est par exemple remerciée par Narcisse Desportes pour l’aide qu’elle lui a apportée dans la rédaction de la Flore de la Sarthe et de la Mayenne en 1838. Louise est ainsi la véritable autrice de « l’Herbier Cauvin » conservé au musée Vert, muséum d’histoire naturelle du Mans (fig. 5 et 6). Pendant longtemps toutefois, celui-ci a été attribué à son mari Thomas, tant l’idée d’une femme autrice d’une importante collection scientifique était inconcevable.

Figure 6 : Œuvre de Louise Cauvin (première moitié du xixe siècle), l’Herbier Cauvin a été longtemps attribué à son mari. De nombreuses planches conservées dans les collections du Musée Vert du Mans sont de sa main. Herbier Joubert : Helichrysum stoechas (L.) Moench, part d’herbier (échantillon d’espèces) réalisé par Louise Cauvin en 1821. 45 x 30 cm. Le Mans, musée Vert © Musées du Mans.

Après 1918, les amatrices deviennent plus nombreuses et un peu plus visibles.

Après la Première Guerre mondiale, les femmes françaises accèdent plus facilement à l’enseignement supérieur. Les sociétés savantes s’ouvrent quant à elles plus largement aux catégories modestes éduquées, notamment aux instituteurs et aux institutrices. Les femmes y restent minoritaires, mais deviennent un peu plus visibles.

Figure 7 : Suzanne Cassou de Saint-Mathurin (au centre), Dorothy Garrod (à droite) et Germaine Henri-Martin (à gauche) examinent des objets préhistoriques découverts dans leurs fouilles. Cette rare photographie de trois savantes illustre trois destins de femmes en science dans la première moitié du xxe siècle. Dorothy Garrod, la Britannique, est une professionnelle qui enseigne à l’Université de Cambridge. Suzanne Cassou de Saint-Mathurin est une amatrice fortunée. Germaine Henri-Martin doit sa reconnaissance à la poursuite de l’œuvre de son père, auprès duquel elle s’est formée. Saint-Germain-en-Laye, musée d’Archéologie nationale, centre des archives, fonds Suzanne Cassou de Saint-Mathurin © Droits réservés.

Certaines amatrices connaissent d’ailleurs un destin exceptionnel. Elles deviennent des chercheuses reconnues et signent ou co-signent des publications. En archéologie, par exemple, tel est le cas de Suzanne Cassou de Saint-Mathurin (1900-1991), membre de la Société préhistorique de France. Elle bénéficie d’un niveau d’éducation, de moyens financiers et de réseaux sociaux qui lui permettent de pratiquer sa science selon des modalités qui ne la distinguent ni de ses homologues masculins ni des rares professionnels, avec lesquels elle dialogue. Après des études à Oxford, elle se passionne pour la préhistoire et y consacre l’essentiel de son temps et de ses moyens à partir de la fin des années 1930. Suzanne Cassou de Saint-Mathurin se lie avec la Britannique Dorothy Garrod, première femme à obtenir une chaire de préhistoire à Cambridge en 1939, avec laquelle elle fouille pendant de nombreuses années (fig. 7 et 8).

Figure 8 : Le pique-nique des préhistoriennes : Suzanne Cassou de Saint-Mathurin (à droite), Dorothy Garrod (au centre) et Germaine Henri-Martin (à gauche). Saint-Germain-en-Laye, musée d’Archéologie nationale, centre des archives, fonds Suzanne Cassou de Saint-Mathurin © Droits réservés.

Entre 1946 et 1964, leurs recherches concernent notamment l’abri préhistorique orné du Roc-aux-Sorciers (Vienne, France) dont Suzanne Cassou de Saint-Mathurin est propriétaire (fig. 9 et 10).

Figure 9 : L’abri sous roche préhistorique du Roc-aux-Sorciers, dans la Vienne, est fouillé par Suzanne Cassou de Saint-Mathurin à partir de 1946. En 1950, elle y découvre la belle frise sculptée et gravée qui fait la réputation du site. Source de l’image : Wikimedia Commons.

Autrice de plus de trente publications, dont beaucoup sont co-signées avec Dorothy Garrod, Suzanne Cassou de Saint-Mathurin n’accède pourtant que tardivement à une position qui la fait entrer dans le monde des professionnels de la préhistoire, comme chargée de mission au musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye, en 1969. Avant 1945, certaines amatrices françaises ont ainsi pu devenir des actrices reconnues de leur discipline, mais elles n’obtiennent une reconnaissance professionnelle qu’avec difficulté. Elles restent souvent des amatrices par nécessité plus que par choix.

Figure 10 : Fouille de l’abri du Roc-aux-Sorciers par Suzanne Cassou de Saint-Mathurin. Saint-Germain-en-Laye, musée d’Archéologie nationale, centre des archives, fonds Suzanne Cassou de Saint-Mathurin © Droits réservés.

Salonnières, collectionneuses et mécènes              Les femmes dans les sociétés savantes       Dans l’ombre des hommes : Femmes, sœurs et filles de…