Présentation - « Doublement invisibles »

Figure 1 : Réalisé à l’occasion de leur Premier Congrès, en juin 1914 à Paris, ce portrait de groupe réunit les vingt-neuf représentants de sociétés astronomiques internationales. Deux femmes apparaissent seulement : Marie Jacobsen, coiffée d’un grand chapeau à plumes, épouse de Paul Stroobant astronome à l’Observatoire royal de Belgique ; et à sa droite Mme C. Morante, membre de la Société astronomique de Barcelone. Aucune des deux n’a présenté de communication lors du congrès. Illustration reproduite dans Louis Montangerand, Premier Congrès international des sociétés astronomiques (Paris, 21-24 juin 1914). Rapport général, Toulouse, E. Privat, 1923.

Le rôle des amateurs en sciences est de nos jours reconnu. Orchestrés par de grandes institutions scientifiques, tel le Muséum national d’histoire naturelle, des programmes de science participative mobilisent citoyennes et citoyens au service de la collecte de données, par exemple sur la biodiversité. D’autres actions, plus militantes, désignées souvent par l’expression de « sciences citoyennes », rassemblent des profanes qui souhaitent plus de démocratie scientifique, peser sur les choix de politiques publiques et orienter la recherche. Les associations de patients ou de familles de malades, par exemple celles qui se sont mobilisées dans la lutte contre le SIDA, en sont une bonne illustration.

Cette actualité appelle à jeter un regard sur le passé et à interroger le rôle des amateurs dans l’histoire des sciences. Or, force est de constater que leur apport a été minoré et que le mot amateur a acquis, depuis le xixe siècle, un sens essentiellement négatif. Il y a plusieurs raisons à cet état de fait.

Pendant longtemps, l’histoire des sciences a eu tendance à se centrer sur les grands scientifiques et à négliger leurs nombreux collaborateurs et collaboratrices : techniciennes et techniciens de laboratoires, assistantes ou assistants de recherche, doctorantes et doctorants, etc. De même, tous ceux qui ont pu contribuer à rassembler pour eux des données d’observation et qui ne sont pas salariés des institutions scientifiques ont souvent disparu du récit historien. Le développement d’une histoire plus sociale et plus politique des sciences depuis les années 1960 fait progressivement ressurgir ces acteurs oubliés.

Une autre raison de cet oubli historiographique tient aux sources. Les amateurs sont souvent absents des grandes publications scientifiques et une histoire centrée sur la science publiée dans les principales revues et chez les éditeurs spécialisés ne permet pas de les repérer. De même, les institutions scientifiques où s’opère la progressive professionnalisation des sciences construisent leurs archives et leurs histoires en établissant des frontières de plus en plus étanches avec les mondes amateurs. Ceux-ci sont ainsi souvent invisibles dans les fonds d’archives institutionnelles.

Ces phénomènes sont redoublés lorsque l’on s’intéresse aux amatrices. Comme leurs homologues masculins, elles subissent des mécanismes qui les rendent invisibles en raison de leur amateurisme. Mais elles sont aussi victimes de logiques similaires au sein même des cercles amateurs. Il est ainsi particulièrement difficile de retrouver les traces et de décrire les destinées de ces actrices doublement invisibles, en tant qu’amateurs et en tant que femmes.

C’est pourtant ce que propose cette exposition, qui est issue des travaux réalisés dans le cadre du projet « AmateurS : Amateurs en sciences, une histoire par en bas (1850-1950) », financé par l’Agence nationale de la recherche entre 2018 et 2022. S’inspirant d’un courant très dynamique qui, depuis les années 1980, réévalue de manière critique la place des femmes dans les sciences, l’exposition propose un parcours en huit séquences.

Les trois premières sont consacrées à l’histoire sociale des amatrices en sciences. Elles rappellent qu’il existait, avant 1789, une figure valorisée de l’amatrice aristocratique, mécène et praticienne des arts et des sciences. Après 1800, ce type d’amatrice ne disparaît pas, mais les mondes amateurs se reconfigurent majoritairement autour des sociétés savantes. Dans ces associations, les représentants de la bourgeoisie dominent et les femmes sont largement exclues, à tout le moins jusqu’à l’entre-deux-guerres. Si bien que jusqu’aux années 1950, celles que les historiennes et historiens peuvent repérer sont fréquemment associées à un homme plus reconnu.

Les trois séquences suivantes montrent comment les femmes ont pu prendre appui sur des compétences et sur des savoir-faire considérés comme féminins pour trouver une place dans la production des savoirs. Certaines ont été associées aux recherches de leurs époux ou de leur père au nom de qualités considérées comme féminines, tels le sens de l’ordre ou la minutie. À partir des dernières décennies du xixe siècle, certaines amatrices s’appuient aussi sur des compétences professionnelles, notamment en tant qu’institutrices ou professeures, pour intégrer des associations savantes, voire s’engager dans des carrières scientifiques. Mais dans la période, c’est surtout un savoir-faire intégré dans l’éducation des filles, le dessin d’ornement, qui est mobilisé par les savants masculins, professionnels ou amateurs. Les illustrations scientifiques sont souvent réalisées par des femmes. Il est enfin un domaine, celui de la santé ordinaire et de la petite médecine du quotidien, où les femmes jouent un rôle central, et où elles peuvent accéder, tout en n’étant pas médecins, au statut d’autrices et de prescriptrices.

Les savoirs du corps et de la santé au quotidien peuvent d’ailleurs parfois prendre un tour plus militant. Une séquence est ainsi consacrée à la manière dont des femmes ont pu s’emparer des sciences qu’elles pratiquent en amatrices pour les mettre au service de leur émancipation sociale et politique. L’importance des sciences comme force émancipatrice est revendiquée en particulier par de nombreuses militantes anarchistes.

Une dernière séquence propose enfin, à partir d’une étude de cas, une réflexion plus méthodologique et décrit ce que l’on appelle « l’effet Matilda », qui rend les femmes invisibles dans l’histoire des sciences.