Revendications féministes et utérus

Alors même que l’utérus est considéré comme un attribut typiquement féminin, les mouvements féministes l’ont différemment apprécié. Dès le XIXe siècle, la contestation des inégalités de sexe passe par la revendication de droits liés à l’accouchement, à la maternité et au contrôle des naissances. Au cours du XXe siècle, l’utérus est cependant de plus en plus explicitement présent en tant qu’organe dans les discours féministes, devenant même, lors de la deuxième vague qui le dessine, l’arbore et en prône la réappropriation, un moyen de revendication. Si ses régimes de visibilité varient depuis la première vague féministe, il demeure l’organe où se cristallisent, autour de la question de la « naturalité » des corps féminins, les oppositions et divergences entre des féminismes.

 

De la « grèves des ventres » aux « enfants que nous voulons »

Dès la fin du XIXe siècle, les réflexions féministes intègrent l’utérus, selon des modalités et des objectifs divers. Lors de la première vague, les revendications sont multiples autour de l’obtention de droits sociaux (autour du travail…), de droits civiques (droit de vote…), de droits procréatifs ou pour l’accès aux soins (maternité, accouchement, amélioration des conditions des mères…). L’utérus, en tant que tel, est cependant peu cité. Ainsi lorsque la doctoresse féministe Madeleine Pelletier écrit : « De ce que la gestation se fait dans l’utérus et non dans la prostate, je ne vois pas que l’on puisse conclure à l’impossibilité, pour qui est pourvu d’un utérus, de voter ou d’être élu. » (« La question du vote des femmes », La Revue socialiste, septembre-octobre 1908), elle est doublement radicale : parce qu’elle cite explicitement l’organe (son métier n’est peut-être pas étranger à l’emploi de cette dénomination) et parce qu’elle revendique une société dans laquelle les femmes pourraient rejeter mariage et maternité et auraient – malgré leur utérus – les mêmes droits civils et politiques que les hommes. D’une part en effet, la majorité des féministes est opposée à la contraception et s’engage pour la défense et la protection des corps maternels : le congrès féministe international de 1900 rappelle ainsi que la finalité des femmes est d’être mères. D’autre part, la référence à l’organe recourt surtout à des dénominations plus euphémisantes, y compris dans les rangs des rares féministes partisanes du néo-malthusianisme : en témoigne le motif de la « grève des ventres » qui court de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1920 et vise à s’opposer aux politiques natalistes.

Fig. 1 : première page de la partition de la chanson La Grève des mères, papier, 27,5 cm x 17,9 cm, 1905, archives de la Sacem © Éditions Delormel & Cie.

L’origine même de ce slogan qui fleurit dans les années 1890 demeure discutée, attribuée le plus souvent — sans doute faussement — à Marie Huot, plus rarement à Augustine Bron. Quoi qu’il en soit, la chanson La grève des mères créée en 1905 par Montehus (1872-1952) – un chansonnier au répertoire pacifiste – montre la popularité du thème dans un contexte antimilitariste (fig. 1). Les paroles, en substituant mère à ventre ne font pas de référence explicite à l’organe, mais rejettent explicitement la maternité : « Refuse de peupler la terre, Arrête ta fécondité, Déclare la grève des mères, Aux bourreaux crie ta volonté ! Défends ta chair, Défends ton sang. À bas la guerre et les tyrans ! » La chanson est interdite et l’auteur condamné à une amende.

Figure 2 : Nelly Roussel, « La “Journée des Mères de Familles nombreuses” », La Voix des femmes, 6 mai 1920.

Le 6 mai 1920 dans La Voix des femmes, la féministe Nelly Roussel appelle à son tour la « grève des ventres » pour s’opposer à l’instauration d’une « journée des Mères de familles nombreuses » (fig. 2). Au lendemain de la première Guerre Mondiale, cette autre féministe radicale, qui, depuis les années 1900, prône une maternité libre, s’oppose ainsi à la politique de « repopulâtrie » prônée par le pouvoir français et à l’injonction faites aux femmes de se reproduire pour sauver la nation ; sa revendication, très isolée dans le champ féministe, d’une émancipation des femmes qui passe par leur capacité à contrôler leur « ventre » annonce celle des féministes de la deuxième vague.

Dans les années 1960-1970, alors que les luttes pour les droits sociaux et politiques continuent, celles pour la reconnaissance du droit à la contraception et à l’interruption volontaire de grossesse s’intensifient. Le droit des femmes à disposer en complète liberté de leur corps – sexualité et reproduction – devient central.

Figure 3 : Article de presse défendant la loi Veil, 5 mars 1979, extrait du fonds Mouvement Français pour le Planning Familial © Centre des Archives du féminisme, Angers.

Dans les années 1960 et surtout 1970 fleurissent en effet les slogans, les textes, les affiches, les tracts et les prospectus en faveur de la contraception, autorisée en France grâce à la loi Neuwirth de 1967, et de l’avortement, légalisé en France en 1975 par la loi Veil. À ces occasions, de nombreuses organisations syndicales ou associatives reprennent à leur compte ces revendications, et visibilisent plus ou moins directement l’utérus. À l’instar de cette caricature dans un article de presse (fig. 3), ce sont souvent des ventres ronds et malmenés par les hommes et les diverses institutions qu’ils représentent (institution médicale, Église, capitalisme…) qui font leur apparition.

Les luttes passent alors par la réappropriation par les femmes de leur corps et de leurs organes reproducteurs. Alors que l’avortement est encore interdit en France, la méthode dite « Karman » (du nom de son inventeur, l’Américain Harvey Karman) se développe pour permettre à des médecins et surtout à des femmes de pratiquer des avortements en clandestinité mais en toute sécurité. Inscrite dans le mouvement « self help », la méthode pratiquée dans les huit premières semaines de la grossesse permet aux femmes d’être actrices de leur santé. Des tracts, clandestinement distribués, explicitent la méthode utilisée (fig. 4) et en font la promotion : une canule est introduite dans le vagin, une seringue aspire le contenu de l’utérus. Considéré comme indolore, ce type d’avortement se passe d’anesthésie, l’accompagnement se faisant généralement par un groupe de femmes, plus rarement d’hommes.

Figure 4 : tract pour la méthode d’avortement Karman, début des années 1970, extrait de B. Pavard, M. Zancarini-Fournel, Luttes de femmes, 100 affiches féministes, Paris, Les Échappés, 2013, p. 76, fig. 11 © Collection Michel Dixmier / Kharbine Tapabor.

L’enjeu éducatif est au cœur des préoccupations féministes de la deuxième vague qui appellent les femmes à (re)prendre possession de leur corps et à mener un combat pour le libre contrôle de la procréation, et le « droit d’avoir les enfants que nous voulons ».

Un organe qui s’impose comme tel dans la troisième vague

C’est surtout au tournant du siècle, avec la troisième vague féministe, que l’utérus devient un objet de revendication en lui-même. Avec l’émergence de la lutte contre les violences obstétricales et gynécologiques, l’organe fait non seulement l’objet de discours dédiés, mais son régime de visibilité change : on le retrouve dessiné et stylisé sur des banderoles, des logos ou intégré à des slogans, comme « Paye ton utérus », apparu en 2014, ou « Balance ton utérus », créé en 2019. À travers ces revendications, les femmes expriment le droit que leur organe soit traité avec bienveillance lors des consultations gynécologiques et médicales, quels que soient leur âge, leur statut, leur origine, et que soient entendues leurs demandes. Ainsi, Marie-Hélène Lahaye a de son côté documenté le non-respect fréquent des demandes formulées par les femmes enceintes ou en train d’accoucher (sur les positions d’accouchement, le nombre d’examens, par exemple).

Cette visibilisation de l’organe utérin s’observe également dans le cadre de la défense des droits acquis lors des vagues précédentes. Ainsi, au printemps et à l’été 2022, aux États-Unis, à l’occasion des manifestations de défense pour le droit à l’avortement remis en question avec l’annulation de l’arrêt Roe versus Wade*, les utérus s’affichent en grand sur les pancartes et les slogans. À l’« assaut légal contre la souveraineté de l’utérus » (Paul B. Preciado, Libération du 25 juin 2022) répond une visibilité grandissante de l’organe, fièrement représenté et montré.

Figure 5 : « We need to talk about the elephant in the womb », panneau « Parlons de l'éléphant dans l'utérus », manifestation pour la défense de l'arrêt Roe vs Wade, Los Angeles (États-Unis), 14 mai 2022 © Wikicommons.

La pancarte (fig. 5) brandie à Los Angeles lors d’une manifestation dans les semaines de tension précédant la décision, invite ainsi à la réappropriation de l’organe : l’éléphant est l’animal-symbole du parti républicain de Donald Trump, le président qui a nommé à la Cour suprême plusieurs juges qui ont fait basculer le vote. Le slogan joue aussi avec l’expression idiomatique « elephant in the room » (« un éléphant dans la pièce ») qui fait référence à un sujet essentiel mais embarrassant, dont personne n’ose parler. « Parler de l’éléphant dans l’utérus » est une affirmation du droit des femmes à disposer de leur corps librement.

Cette volonté affirmée de se réapproprier le corps passe aussi par une meilleure connaissance de ce dernier, qui s’intègre dans le courant du « self help ». La designer Fanny Prudhomme, constatant un déficit de connaissances des adolescentes sur leur propre corps malgré des moyens de communications décuplés grâce en particulier à internet, propose en réaction, en 2018, un kit (fig. 6) présentant les organes de la sexualité et de la reproduction.  Mettre l’accent sur leur fonctionnalité a été préféré à une représentation hyper-réaliste. Les objets sont faits pour être manipulés ; on peut ainsi par exemple sortir l’endomètre – en rouge sur la figure – de l’utérus. La mallette pédagogique peut être achetée mais il existe aussi un kit en open source dont la confection à faible coût facilite l’accès et la diffusion. Il s’agit pour la créatrice de permettre aux personnes porteuses d’utérus, quel que soit leur âge, d’échanger sur leur corps, d’où le nom du projet « Les Parleuses ».

Figure 6 : objets du kit pédagogique représentant les organes de la sexualité et de la reproduction, 2023 © Fanny Prudhomme, Les Parleuses.

Lors de la deuxième vague, parce que l’utérus-organe incarne la différence biologique entre les sexes, il est l’objet d’une valorisation (féminisme différentialiste) ou, au contraire, le symbole même de l’aliénation des femmes (féminisme matérialiste). Lors de la troisième vague, ce sont les pratiques sociales dont il est le centre qui divisent aussi les féministes, comme la PMA pour toutes et surtout la GPA, perçue comme une libération ou, au contraire, une instrumentalisation des femmes.

Représenter l’utérus aujourd’hui : extension du domaine des luttes féministes ?

Le XXIe siècle voit le développement d’un nouveau régime de visibilité de l’organe, entre esthétisation et artialisation, entre revendications féministes et marchandisation.

Lors des manifestations aux États-Unis au début de l’été 2022, l’utérus n’est pas seulement représenté à l’intérieur d’un corps aux courbes féminines comme sur la figure 4, il est aussi utilisé comme pièce autonomisée ou outil de la lutte.  Ainsi, sur une pancarte fièrement tenue par une militante en marge de la marche sur le capitole de Saint Paul (capitale de l’État du Minnesota), le 27 juillet 2022, une esthétisation de l’utérus apparait (fig. 7) : un organe stylisé, mais aisément reconnaissable, est associé au serpent (animal biblique de la tentation ou gardien à la bouche ouverte). La métaphore florale, quant à elle, dit autant le cycle de la végétation que la nature féminine. Entre imaginaire et fantasme, entre force et féminité, l’organe devient arme de combat.

Figure 7 : manifestation à St Paul, Minnesota (Etats-Unis), 22 juillet 2022 © Fibonacci Blue, Creative Commons.

La plus grande visibilité de l’utérus dans le cadre de revendications féministes passe aussi par sa convocation grandissante dans le champ artistique. Les arts visuels, plastiques et du récit font en effet une place de choix à l’organe depuis une vingtaine d’années, sans doute influencés par le roman de Margaret Atwood, La Servante écarlate (publié en 1985 sous le titre original The Handmaid’s Tale). Sa mobilisation artistique accompagne des discours militants, ou du moins revendicatifs. Une œuvre comme celle d’Annette Messager, Utérus doigt d’honneur, en 2017, s’inscrit par exemple sans ambiguïté dans ce mouvement, par son visuel et son titre.

En 2022, l’installation-performance d’Élodie Wysocki, La mise à mort de la vache laitière, interroge également, sous l’angle du continuum, l’exploitation des corps humains et animaux. Sur un tissu imprimé représentant un détail de la muqueuse utérine d’une vache laitière, est déposée la reproduction en céramique d’une vertèbre bovine, symboles de l’exploitation animale. L’artiste produit, selon la technique du touffetage, des épaisseurs qu’elle dispose ensuite, dans un geste de réparation, sur la représentation de l’utérus animal (fig. 8). Le travail de broderie, activité associée au féminin de façon stéréotypique, s’inscrit ce faisant dans la revendication d’un autre type de relation zooanthropologique, non anthropocentrée, fondée sur la reconnaissance d’une communauté humanimale ; il interroge les différentes facettes de l’exploitation des organes utérins, qu’ils soient humains ou non humains.

Figures 8a-b : Élodie Wysocki, La mise à mort de la vache laitière, 8a : installation-performance en cours avec le matériel de touffetage et 8b : détail, tissu, céramique, laine, performance à Lorient, octobre 2022 © Élodie Wysocki

De façon peut-être plus surprenante, le monde du commerce participe aussi à la visibilisation de l’utérus et des revendications associées à l’organe. Le « féminisme » néo-libéral fait en effet feu de tout support possible. Une célèbre marque d’hygiène féminine mène ainsi depuis quelques années des campagnes de publicité mettant en scène l’utérus et accompagnées de slogans inspirés du « My body, My choice » (« mon corps, mon choix »), comme « Osez tout » ou « La roue de l’utérus ». La réception de ces campagnes est mitigée, car elles sont soupçonnées d’utiliser l’utérus davantage à des fins commerciales et marchandes que dans une perspective de libération féministe. Dans les dix dernières années, le développement d’un « pop féminisme », qui exhibe l’utérus comme pièce détachée et autonomisée d’un corps, interroge de fait les frontières entre militantisme et marketing. Le féminisme-washing n’hésite pas à récupérer des combats – en particulier autour de la libération ou de la réappropriation des corps – en affichant sur des vêtements (Dior, Gucci, etc.), des papiers peints, des tissus, des objets de la vie courante, l’organe et les slogans qui lui sont associés (No Uterus No Opinion etc.).

 

Bibliographie :

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A. Cova, Féminismes et néo-malthusianismes sous la iiie République. « La liberté de la maternité », Paris, L’Harmattan, 2011.

M.-H. Lahaye, Accouchement. Les femmes méritent mieux, Paris, Michalon, 2018.

J. Luyssen, « Pop féminisme », in C. Bard (dir.), Dictionnaire des féminismes. France xviiie-xxie siècle, Paris, PUF, 2017, p. 1150.

F. Ronsin, La grève des ventres. Propagande néo-malthusienne et baisse de la natalité en France (XIXe-XXe siècles), Paris, Aubier, 1980.

L. Ruault, « La circulation transnationale du self-help féministe : acte 2 des luttes pour l’avortement libre ? », Critique internationale, 70, 1, 2016, p. 37-54.

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