Violenter les utérus

Niché au creux du corps, dissimulé à la vue de tous, l’utérus pourrait apparaître comme protégé, inaccessible et donc à l’abri de différentes formes de violences. Il est pourtant une cible de choix quand il s’agit, de façon consciente ou non, de faire pression sur les personnes qui en sont porteuses, de les contraindre, de les blesser afin de les maintenir dans une position subalterne. L’utérus s’inscrit pleinement dans les mécanismes de domination qui ont fait des femmes une minorité qu’elles ne sont pas. À ce titre, l’organe, incarnation d’un sexe et de la fonction maternelle qui lui est assignée, est l’objet de violences spécifiques et protéiformes.

 

Des violences verbales

No uterus. No opinion : le slogan s’affiche très fréquemment ces dernières années dans les manifestations et les marches de ou pour les femmes à travers le monde, notamment aux États-Unis sous le mandat de Donald Trump (fig. 1). Il exprime la revendication du droit, pour les femmes, d’être seules décisionnaires pour tout ce qui a trait à leur corps, notamment dans le cadre du droit et de l’accès à l’avortement. Il s’agit de lutter également contre les injonctions multiséculaires qui pèsent sur les femmes et leur utérus et leur imposent des normes sociales (grossesse, âge auquel elle advient, partenaire…) qu’elles en viennent parfois à considérer comme légitimes.

Figure 1 : marche des femmes à New-York (s.d.) © « Women’s march NYC » by oinonio. https://wordpress.org/openverse/image/932b6eaf-a262-4384-b3f0-f58ccb9e1a0fCC BY-SA2.0.

Ce slogan a été popularisé par la série américaine Friends, bien qu’elle n’en soit pas à l’origine. Lors de l’épisode 14 de la saison 8, le personnage de Rachel, alors enceinte, ressent de violentes douleurs au niveau de l’utérus et doit être conduite à l’hôpital où des examens révèlent qu’elle souffre de contractions de Braxton Hicks. Ross, le père du futur enfant, quand il apprend la nature de ses maux, annonce sur un ton condescendant que la plupart des femmes ne ressentent même pas ce type de contractions. C’est alors qu’elle lui assène la fameuse réplique. Depuis, celle-ci a largement été reprise par les mouvements féministes. S’il s’agissait pour Rachel de dire l’incapacité des hommes à comprendre et à compatir aux sensations de la grossesse, parce qu’ils ne peuvent les expérimenter eux-mêmes, le sens de la formule est beaucoup plus étendu en contexte militant. No uterus no opinion symbolise désormais l’ambition féministe de lutter contre les violences, notamment verbales, faites à cet organe.

L’utérus est également cible de violence par l’ignorance dont il a longtemps été la victime, notamment quant aux pathologies qui le touchent. Cette méconnaissance de l’organe conduit à ignorer les souffrances des femmes.

 

Des violences médicales

La méconnaissance de l'organe a longtemps conduit à ignorer les souffrances des femmes. Ces dénégations de leur douleur ont mené à violenter l’organe sous prétexte de le soigner. Le résultat – la guérison d’une pathologie – prime sur la volonté et le bien-être de la patiente et conduit à l’acceptation d’une violence dès lors perçue comme légitime car ayant un objectif louable. Ces considérations sont aussi valables dans le domaine de l’obstétrique où pouvoir choisir ses conditions d’accouchement est un privilège récent et non universel. La médecine des femmes, et en particulier la gynécologie, a des origines anciennes puisque les premiers traités en la matière sont rédigés dès l’Antiquité. Intérêt pour un domaine et étude de celui-ci ne sont pas pour autant synonymes de bienveillance et de considération pour la patiente. De nombreux ouvrages médicaux du XIXe siècle montrent des séries d’instruments et de pratiques conçus pour soigner la sphère génitale féminine ou aider à la délivrance mais qui, dans le même temps, constituent un arsenal de souffrances pour l’organe. La figure 2, extraite d'un ouvrage sur l’histoire des accouchements, montre – parmi de très nombreux instruments inventés à cette période – le dispositif pensé par deux médecins français (X. Delore et S. Tarnier) afin d’accélérer la mise au monde des enfants par un système de traction mécanique. La machine ne supplante cependant pas l’action humaine, puisque plusieurs mains (masculines) sont nettement visibles sur le corps féminin.

Figure 2 : accouchement selon le système dit de « Delore et de Tarnier » par le recours à la traction mécanique. Gustave-Joseph Witkowski, Histoire des accouchements chez tous les peuples, Paris, G. Steinheil, 1887, fig. 639 © Gallica.

C’est à cette époque que l’on redécouvre, en Amérique du Nord comme en Europe, le spéculum (déjà existant dans l’Antiquité), qui est notamment testé en Alabama sur des esclaves noires sans leur consentement. Il devient aussi un symbole du contrôle médical imposé aux prostituées européennes, en Angleterre et en France en particulier, à la même période. Conceptualisée depuis la fin des années 2010, la question des « violences obstétricales et gynécologiques » concerne aujourd’hui à la fois les pays du Sud, où les services de santé sont sous-utilisés et ces thématiques négligées, et les pays du Nord où la surmédicalisation a pu conduire à des gestes inutiles et abusifs.

Des violences politiques et économiques

De la fin du XIXe siècle à aujourd’hui, le ventre des femmes a aussi été la cible de politiques étatiques eugénistes ou malthusiennes menées sans consentement des premières concernées. Ainsi, de nombreuses campagnes de stérilisations forcées ont été conduites à travers le monde, principalement sur des femmes autochtones, pauvres et/ou souffrant de pathologies mentales (Allemagne nazie, Réunion, Pérou, Canada, Inde…). La création de la plasticienne féministe péruvienne María María Acha-Kutscher (fig. 3) pour l’exposition INDIGNADAS/Latin America rend hommage à ces femmes stérilisées contre leur gré au Pérou. Elle est inspirée des manifestations organisées par le collectif Somos 2074 y muchas más (« Nous sommes 2074 et bien plus ») : lors de ces performances, pour rappeler les mutilations subies, les militantes portent des jupes andines qu’elles soulèvent, dévoilant aux regards une pancarte avec un utérus peint en noir d’où s’échappent des flots de sang en rouge. L’artiste réinvestit dans son œuvre les couleurs utilisées lors de ces défilés. Elle lutte ainsi pour la reconnaissance du préjudice subi par des milliers de femmes à qui, dans les années 1990, la politique de contrôle des naissances du président Alberto Fujimori a imposé une intervention chirurgicale leur ôtant toute capacité à procréer. Les centres de santé devaient respecter des quotas de stérilisation en contrepartie d’aides internationales au développement, ce qui a conduit à mutiler des milliers d’Amérindiennes. Aujourd’hui, les mouvements féministes d’Amérique du Sud s’engagent conjointement pour mettre un terme aux violences spécifiques subies par les femmes – violences sexuelles et féminicides – et lutter contre les spoliations de la terre, dans un mouvement de défense du « Corps-territoire et du territoire-Terre » (Lorena Cabnal, figure du féminisme communautaire au Guatemala).

Figure 3 : Indignadas. Plantón Somos 2074 y muchas más œuvre de Maria Acha-Kutscher pour l’exposition INDIGNADAS/Latin America. © María María Acha-Kutscher https://www.museodelasmujeres.co.cr/exposiciones/2018/07/indignadas-latinoamerica-por-maria-maria-acha-kutscher

D’autres contrées sont concernées par de telles violences. En Inde, la politique de contrôle des naissances passe essentiellement par la stérilisation. Certains États indiens n’hésitent pas à proposer une rémunération aux femmes qui accepteraient de se faire opérer, en recourant à des informations erronées, notamment en mentant sur le caractère irréversible de l’intervention, pour les persuader. Ces opérations ont aussi été réalisées sur des hommes, également de manière contrainte, dès les années 1950.

Ces pratiques, dont les femmes pauvres sont les premières victimes, ont aussi un enjeu économique. En mai 2019, un scandale éclate ainsi en Inde : des ONG révèlent que des milliers d’ouvrières des plantations de canne à sucre dans l’État du Maharashtra sont victimes, depuis les années 1990, d’hystérectomies forcées pour accroitre leur productivité. La photojournaliste Chloé Sharrock se rend en Inde en octobre 2019 pour rencontrer ces femmes. Son exposition, intitulée Sugar Girls (« Les filles du sucre »), est présentée dans le cadre du festival Visa Pour L’image 2020. Parmi les 25 photos, essentiellement des portraits, l’une (fig. 4) se centre sur la cicatrice sur le ventre d’une femme de 29 ans, Asha, mariée à 12 ans, mère à 14, ayant subi une hystérectomie à 27 et dont la condition physique n’a cessé depuis de se détériorer.

Figure 4 : le ventre d’Asha, 29 ans, marqué par son hystérectomie forcée. Extrait de l’article publié par Causette en avril 2021 par Chloé Sharrock, « Exploitées jusqu’à l’utérus », Source et crédits photo ®Le Pictorium.

Le contexte guerrier est lui aussi propice, de longue date, aux violences faites aux femmes par le biais d’atteintes directes à l’organe.

Le viol est une arme de guerre qui terrorise et fascine, comme en témoigne cette lithographie de 1909 de Gottfried Sieben (fig. 5). Parmi les douze scènes que l’illustrateur et écrivain autrichien consacre aux atrocités des guerres dans sa plaquette Balkangreuel (« Atrocités dans les Balkans »), toutes mettent en scène des violences faites aux femmes, comme sur cette figure où plusieurs d’entre elles, très largement dénudées, tentent d’échapper, sans succès, à leurs agresseurs. Ces images de viols commises par l’armée ottomane relèvent d’un stéréotype orientaliste et raciste ; elles permettent aussi à l’artiste d’exploiter les corps féminins en les sexualisant. Il ne s’agit pour lui pas tant de dénoncer ces viols que de proposer une œuvre de propagande anti-ottomane à forte charge érotique. Les violences sont donc à la fois dans la réalité des pratiques exposées et dans les fantasmes qu’elles suscitent.

Figure 5 : lithographie issue d’une série qui associe l’armée ottomane à une suite de viols. Gottfried Sieben, Balkangreuel (Atrocités des Balkans), Vienne, 1909, 35,5 * 28,5 cm © Wikimedia commons.

L’utérus est directement la cible de ces viols de guerre dès lors que ceux-ci sont commis avec l’ambition de le mutiler définitivement ou d’engrosser les victimes dans le but d’anéantir l’ennemi. En République Démocratique du Congo, le Dr Mukwege, gynécologue et prix Nobel de la Paix en 2018, a procédé à de la chirurgie réparatrice sur des femmes violées, dans le vagin desquelles on avait tiré, inséré des machettes, couteaux ou objets divers afin de les rendre indisponibles à la procréation. L’Hôpital Général de Référence de Panzi à Bukavu (fig. 6) est une référence pour les pathologies gynécologiques, en particulier celles consécutives à des violences sexuelles. Le travail du Dr Mukwege restaure non seulement les chairs mais aussi la dignité des victimes. Les grossesses forcées consécutives à des viols sont également perçues comme un moyen d’éradiquer un adversaire et ont contribué à la conceptualisation du viol comme arme de génocide, reconnu comme crime contre l’humanité depuis 1993. Le viol est utilisé comme un élément de perturbation des populations ennemies. Le processus de destruction et d’appropriation va encore plus loin, quand des grossesses sont en outre imposées : ce ne sont plus seulement les terres qui sont envahies mais la cohésion du groupe qui est brisée.

Figure 6 : une salle de l’hôpital de Panzi (HGRP) à Bukavu (République démocratique du Congo) © Hôpital de Panzi 2022.

Bibliographie :

B. AllenRape Warfare: The Hidden Genocide in Bosnia-Herzegovina and Croatia, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996.

M. Battesti, « Le viol, une arme de guerre multiséculaire ? », in J. Baechler, M. Trévisi (dir.), La guerre et les femmes, Paris, Hermann, 2018, p. 95-121.

J. Falquet, « “Corps-territoire et territoire-Terre” : le féminisme communautaire au Guatemala. Entretien avec Lorena Cabnal », Cahiers du Genre, 59, 2, 2015, p. 73-89.

F. Regard (éd.), Féminisme et prostitution dans l’Angleterre du XIXe siècle : la croisade de Josephine Butler, Lyon, ENS Éditions, 2014.

F. Vergès, Le ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme, Paris, Albin Michel, 2017.

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