L’utérus : entre nature et culture

Si pendant longtemps la naturalité de l’utérus a semblé aller de soi, l’organe se révèle également façonné, à des degrés divers, par la culture ; deux conceptions de l’organe mais aussi des rapports sociaux de sexe et des identités de genre s’affrontent ainsi.

Un organe qui fonde la « nature de la femme »

Allégué comme preuve de la différence naturelle entre les sexes, l’utérus est l’argument d’un discours essentialiste : l’essence de la femme résiderait dans son anatomie, particulièrement sa matrice fonctionnelle. Ce naturalisme fonde cependant deux types de discours aux finalités opposées : d’un côté, ceux qui justifient la domination masculine dans toutes les sphères de la vie sociale ; de l’autre, ceux qui, relevant d’un féminisme essentialiste, mettent en avant le pouvoir féminin de la reproduction, voire, comme certains courants écoféministes, revendiquent la sacralité du lien entre la terre et l’organe utérin.

Cette conception transparaît également dans l’emploi de certains procédés discursifs de naturalisation de l’organe. Nombreuses sont en effet les métaphores de l’utérus qui, puisant dans les règnes animal et végétal (fruit et fleur), en rappellent ainsi indirectement la naturalité. Même certains discours à prétention scientifique n’y échappent pas. L’édition de 1626 d’un traité d’anatomie d’Adriaan van den Spiegel est ainsi illustrée de neuf gravures créées à partir des planches dessinées par l’anatomiste italien Giulio Cesare Casseri. Quatre d’entre elles représentent une femme enceinte, l’abdomen ouvert. Chaque planche découpe une couche d’organe supplémentaire. Dans la dernière (fig. 1), les parois ouvertes du ventre et de l’utérus, laissant voir le fœtus, forment un motif floral qui fait écho au choix a priori surprenant de situer le personnage féminin dans un décor végétal : le feuillage de l’arbre sur lequel la femme pose son genou figure alors la tige de la fleur utérine dont le fœtus est le fruit ; par son corps directement relié à la terre et producteur, la femme participe d’une nature proprement créatrice.

Figure 1 : Giulo Cesare Casseri, gravure au burin, in Adriaan van den Spiegel, De formato foetu liber singularis, Padoue, J. B. de Martinis et L. Pasquatus,1626, table 4.

Mais un organe façonné par la culture : de la fiction à la réalité

L’utérus est cependant également saisi par la culture. La fiction tout d’abord témoigne d’une ambition de décorréler utérus et féminité : mythes, légendes, œuvres littéraires et artistiques sont nombreux, qui mettent en scène des enfantements depuis des utérus qui n’appartiennent pas à un corps biologiquement féminin.

Le motif de l’utérus déplacé dans un corps d’homme a pu parfois se lire comme l’expression d’un désir masculin de contrôler un processus d’enfantement dans lequel les femmes occupent la première place. Ainsi, dans l’Antiquité, Zeus accouche d’Athéna par la tête, alors que Lucien (IIe siècle) fait naître les petits Sélénites depuis les mollets masculins. L’historien de l’art italien Roberto Zapperi a, lui, montré en 1983 l’importance du motif – à visée comique et satirique – de l’homme enceint dans la littérature médiévale populaire. Celui-ci se serait développé en réaction à la tentative de justification de la domination masculine – et, par analogie, de toutes les formes de domination sociale – que tente d’imposer l’Église au XIe siècle, en multipliant les représentations de la création d’Ève, non à partir de la côte d’Adam comme dans le récit biblique, mais comme une véritable naissance depuis le ventre de ce dernier. Si cette thèse a depuis été discutée et le nombre de ces images où Adam accoucherait d’Ève revu à la baisse, c’est bien une telle lecture qu’autorise par exemple l’illustration d’un manuscrit du traité de théologie Speculum humanae salvationis, réalisé vers 1430-1450, pour l’évêque de Béziers (fig.2) : Ève y est sortie par Dieu d’une très large ouverture située dans le ventre d’Adam endormi.

Figure 2 : Speculum humanae salvationis (détail), Catalogne ou Roussillon, 1430-1450, Oxford, Bodleian Library, MS Douce, 204, f. 1 © Bodleian Libraries, University of Oxford ; CC-BY-NC 4.0.

Au motif de l’utérus masculin s’adjoint celui de l’utérus projeté hors des corps, voire artificialisé. La recette de l’alchimiste Paracelse, au XVIe siècle, pour créer un homoncule* en faisant pourrir du sperme dans une courge résonne comme une anticipation des utérus artificiels que décrit le premier chapitre du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley en 1932 (fig. 3).

Figure 3 : Aldous Huxley, Le Meilleur des Mondes [Brave New World, 1932], Jules Castier trad., Paris, Plon, 1977, p. 30-31.

Entreprise en réaction à l’invention du concept d’ectogenèse* par le généticien britannique John Haldane en 1923, la dystopie d’Huxley peint en effet sa généralisation à l’espèce humaine comme un enfer.

Cependant la frontière entre ce qui relève de la fiction et ce qui relève de la science recule progressivement. De leur ablation chirurgicale à leur greffe – la première greffe ayant abouti à une naissance viable en France date de 2019 –, en passant par leur modification induite par les traitements hormonaux administrés lors de certaines grossesses ou transitions de genre, la science peut désormais transformer et façonner à des degrés divers les utérus. Même l’utérus artificiel est devenu, depuis 2017, une réalité… du moins pour les agneaux. Une équipe de médecins de l’hôpital pour enfants de Philadelphie est en effet parvenue à créer des biobags ou « biosacs » (fig. 4) qui ont accueilli et permis le développement pendant quatre semaines de fœtus d’agneaux âgés entre 110 et 150 jours. L’objectif est, à dix ans, l’adaptation de ces « biosacs » pour les grands prématurés humains.

Figure 4 : Representative lamb cannulated at 107 days of gestation and on day 4 of support (Un agneau branché à 107 jours de gestation depuis 4 jours), in E.A Partridge et alii, « An extra-uterine system to physiologically support the extreme premature lamb », Nature Communications, 8, 15112, 2017, figure 1b © Partridge, E. A. et alii (https://www.nature.com/articles/ncomms15112/figures/1).

Vers une désindexation de l’utérus de l’idée de nature ?

Toutes ces techniques scientifiques fournissent autant d’arguments pour une remise en cause de la naturalité de l’utérus et de la définition du féminin par cet organe et, plus largement, pour une dénaturalisation des identités de genre. L’essor actuel, dans de nombreuses langues, de périphrases contenant le nom même de l’organe telles « femme sans utérus » ou « personne avec utérus » témoigne de la prise en compte croissante de la possibilité de décorréler utérus et genre. La polémique qui a suivi, en France, la publication d’une affiche du planning familial à l’été 2022 (fig. 4) montrant un homme transgenre en couple et enceint dans la salle d’attente de l’association, illustre néanmoins la crispation systématique d’une partie de la droite et de l’extrême-droite face aux propositions de ne plus fonder en nature les catégories du féminin et du masculin.

Figure 5 : Laurier The Fox, Affiche pour le planning familial « Au planning on sait que des hommes aussi peuvent être enceints », 2022 © Laurier The Fox.

Bibliographie

J. Baschet, « Ève n’est jamais née. Les représentations médiévales et l’origine du genre humain », in J.-C. Schmitt (dir.), Ève et Pandora : la création de la première femme, Paris, Gallimard, 2002, p. 115-162 et 267-272.

D. Garnault, « Chercher/perdre la femme dans la mère, ou l’inquiétante étrangeté de la transplantation d’utérus », Corps & Psychisme, 69, 1, 2016, p. 73-85.

C. McClive, N. Pellegrin, Femmes en fleurs, femmes en corps. Sang, santé, sexualités du Moyen Âge aux Lumières, Saint-Etienne, PUSE, 2010.

R. Zapperi, L’Homme enceint : l’homme, la femme et le pouvoir, Paris, PUF, 1983.

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