Un organe de la mondialisation

S’il est a priori fixe, niché au creux du corps, l’utérus est pourtant un organe qui provoque des circulations. Il a suscité, dès l’Antiquité et, jusqu’à aujourd’hui, des circulations de savoirs et de techniques tout autour du monde. C’est aussi à une mondialisation que l’on assiste à l'éppque contemporaine, autour de la gestation pour autrui ou de la défense des droits reproductifs et contraceptifs des personnes porteuses d’utérus. Enfin, dans une période encore plus récente, les symboles de l’organe se sont aussi mondialisés.

L’utérus, un organe qui suscite des circulations tout autour du monde

La mondialisation de l’utérus se manifeste dès l’Antiquité, avec la circulation de savoirs et de techniques, en particulier gynécologiques, en Méditerranée. Ainsi, la Collection hippocratique née en Grèce au Ve siècle av. J-C. est reprise et adaptée par Galien, à Rome au IIe siècle apr. J.-C. Au Moyen Âge, l’école de médecine de Salerne intègre des connaissances venues de l’Antiquité et de plusieurs cultures, grecque, byzantine mais aussi arabe, elle est en effet ouverte à toutes les nations et religions. La gynécologie y est alors doublement affaire de femmes avec les patientes mais aussi avec une praticienne célèbre, Trotula di Ruggiero dite de Salerne, autrice au XIe siècle de plusieurs ouvrages (Maladies des femmes avant, pendant et après l’accouchement, Traitements des femmes…). L’illustration d’un traité médical (Medicina antiqua) la montre (fig. 1) au centre, administrant un remède à base d’une plante, la cousoude (Symphytum), à une femme victime d’aménorrhée assise sur une sorte de tabouret, dont le vêtement relevé indique sans doute une consultation gynécologique, tandis qu’à droite, une autre femme prépare un médicament.

Figure 1 : Trotula de Salerne soignant une femme atteinte d’aménorrhée, illustration du Medicina Antiqua, Codex Vindobensis 93, feuillet 115, tiré de Vienna, Osterreichische Nationalbibliothek, in F. Unterkircher (éd.), Londres, H. Miller Publ., 1999.

En plus des connaissances, qui circulent de l’Antiquité jusqu’à nos jours sous la forme de traités et de correspondances entre savants, les techniques et les instruments font l’objet d’un type de mondialisation qui s’accélère dans la deuxième moitié du XXe siècle.

Figure 2 : Fonds Pierre Simon CAF 17 A 49, Dispositif intra-utérin venant des États-Unis avec son emballage, ramené par Pierre Simon, gynécologue © Centre des Archives du féminisme.

Le gynécologue français Pierre Simon (1925-2008), pionnier dans l’approche de l’accouchement sans douleur et des questions reproductives, est un exemple de médecin ayant une carrière internationale. Voyageant en Asie du Sud-Est, en URSS ou aux États-Unis dans les années 1960-1970, il en rapporte des ouvrages, des témoignages et des pratiques novatrices. Le Fonds Pierre Simon du Centre des archives du féminisme rassemble ainsi plusieurs modèles de dispositifs intra-utérins (ou stérilets) provenant des États-Unis, accompagnés le plus souvent de leur emballage d’origine et d’un livret expliquant les avantages de leur utilisation (fig. 2), ainsi que des courriers entre entreprises pharmaceutiques américaines et gynécologues français, présentant à ces derniers de nouveaux moyens de contraception. On y trouve aussi plusieurs planches à visées pédagogiques qu’il a rapportées de ses séjours en Chine (fig. 3). Sur cette planche « Examen prénatal et physiologique de la femme enceinte », il s’agit à la fois de présenter les étapes du suivi de la mère (analyses du sang et des urines, surveillance de la tension, mesures du bassin…), ses organes et la position du fœtus.

Figure 3 : Fonds Pierre Simon CAF 17 A 77, affiche « Examen prénatal et physiologique de la femme enceinte », rapportée de Chine par Pierre Simon, gynécologue © Centre des Archives du féminisme.

Le manuel féministe Our bodies. Ourselves est également emblématique de ces circulations à l’échelle mondiale. Écrit par des femmes pour des femmes et publié d’abord aux États-Unis en 1973, le livre est traduit en France sous le titre Notre corps, nous-mêmes en 1977. Au-delà de ces deux pays, l’ouvrage circule très largement, traduit en de nombreuses langues. En 2016, une nouvelle équipe d’autrices françaises décide d’en produire une édition totalement actualisée qui paraît en 2020 aux Éditions Hors d’atteinte. Le site « Notre corps, nous-mêmes » présente l’histoire de cette aventure collective, notamment à travers un montage de couvertures de l’ouvrage d’époques et de langues différentes (fig. 4). Cet exemple témoigne de formes variées de mondialisation produites par les personnes porteuses d’utérus, et pas uniquement par le corps médical.

Figure 4 : Les différentes éditions et traductions de Notre corps, nous-mêmes. © notrecorpsnousmemes. Source : https://www.notrecorpsnousmemes.fr/a-propos.

Les connaissances, les pratiques médicales ou encore les dispositifs de soin donnent donc lieu à d’intenses discussions entre savants, médecins, patientes et patients depuis la période antique et ce, à grande échelle.

Circulations et mondialisation autour des droits contraceptifs et reproductifs

La mondialisation se manifeste aussi dans la revendication des droits contraceptifs et reproductifs. Cette pratique est certes plus récente, datant du début du XXe siècle, mais elle accompagne les vagues féministes. Celles-ci se sont en effet distinguées par leur capacité à faire du lien entre les femmes de différents pays. On en retrouve des échos très intenses dans la période ultra-contemporaine, par exemple à l’occasion de la défense du droit à l’avortement aux États-Unis lors de la remise en question de l’arrêt Roe vs Wade* par la Cour suprême en juin 2022. De nombreux rassemblements dénonçant cette décision ont lieu dans tout le pays, dans les États où la législation est devenue immédiatement répressive (Missouri, Dakota du Sud, Oklahoma…) mais aussi dans ceux où les droits procréatifs ne semblent pas en danger (Minnesota…). L’Europe particulièrement, mais pas seulement, connaît des prises de parole, des marches et des manifestations pour condamner la décision de la Cour suprême américaine, dès le mois de juin et durant tout l’été 2022. En France par exemple, le point d’orgue de la dénonciation a été une série de manifestations organisées le 2 juillet, à Paris et dans une quarantaine de villes de province. Le tract (fig. 5) d’un collectif de syndicats appelant à un grand défilé dans la capitale utilise une série de clins d’œil : la place Pierre Larroque dans le VIIe arrondissement, à proximité du ministère de la Santé et de la prévention, porte le nom de l’ancien résistant et « créateur » de la sécurité sociale. Le cintre et l’expression « les femmes décident » s’inscrivent aussi dans une histoire des luttes. Enfin, le nom du collectif à vocation internationale relaie les inquiétudes à propos des attaques récentes contre le droit à l’avortement dans plusieurs pays européens (Pologne, Hongrie, Italie…). À l’été 2022 s’ouvrent alors en France des débats autour de l’inscription de ce droit dans la Constitution.

Figure 5 : tract appelant à une manifestation en soutien au droit à l’avortement, à Paris, 2 juillet 2022, disponible sur les sites de plusieurs syndicats © FSU.

Le cintre, symbole des luttes passées pour l’accès à ce droit, s’est invité dans de nombreux rassemblements. En Argentine, en Pologne et aussi en France, il symbolise la solidarité internationale qui unit les femmes et leur droit à disposer librement de l’organe. Il est l’objet d’un double détournement : servant à l’origine au rangement, il est devenu, aux côtés de l’aiguille à tricoter, un des outils des avortements clandestins durant tout le XXe siècle, destiné à l’insertion dans le corps au risque de lésions, d’hémorragies et de morts. Il est à présent brandi comme un repoussoir dont les femmes ne veulent plus. En 2016, le Planning familial lance une campagne médiatique « Ceci n’est pas un cintre », détournant le slogan du tableau de Magritte, afin de sensibiliser aux dangers des avortements clandestins, qui provoquent, durant cette décennie, entre 45 et 50 000 morts par an. Désormais, ce sont des cintres utilisés comme visuels pour appeler à des actions militantes (fig. 4), dessinés sur des cartons ou sortis momentanément d’une penderie que les femmes brandissent dans de nombreuses manifestations, sur plusieurs continents (fig. 5).

Figure 5 : Cintre brandi, devenu symbole des avortements clandestins refusés, 2023. © Véronique Mehl.

Si la mondialisation des revendications a d’abord touché les droits contraceptifs, depuis quelques années elle concerne également les droits reproductifs. Les dispositifs de Procréation Médicalement Assistée (PMA) et plus encore de Gestation pour Autrui (GPA) mettent en effet en mouvement des personnes souhaitant concevoir des enfants en s’appuyant sur des différentiels législatifs entre les pays du monde. C’est en franchissant des frontières et en rejoignant des pays autorisant ces pratiques que des femmes et des hommes vont chercher des techniques d’aide à la conception (PMA) ou des personnes disposées à prêter ou louer leur utérus (GPA). Les législations en vigueur, très variables, sont l’occasion de déplacements d’un nouveau genre, qualifiés de « tourisme procréatif » : par exemple, l’accès à la GPA (fig. 6) peut varier en fonction de plusieurs critères, financiers bien sûr, mais aussi de nationalité, de religion ou de sexualité. Au sein d’un même pays, les lois peuvent également être différentes, comme aux États-Unis où chaque État a sa propre législation. Cette nouvelle forme de « tourisme » peut donc être nationale ou internationale.

 

 

Figure 6 : Les différents statuts de la GPA à travers le monde en 2023 © Aurélie Hess.

Dans ce panorama mondial, l’Inde est longtemps apparue comme un eldorado pour la GPA. Cela a fait aussi émerger dans le pays des débats ; de nombreuses conférences rassemblant femmes politiques et féministes ont été organisées, qui témoignent d’une volonté politique d’accompagner et de protéger les femmes porteuses, comme en octobre 2015 à New Delhi, autour de Lalitha Kumaramangalam, présidente de la Commission nationale pour les femmes de 2014 à 2017 (fig. 7). Mais depuis 2018, la loi n’autorise plus la GPA que pour les couples locaux mariés depuis au moins 5 ans, ce qui a de fait restreint les circulations vers ce pays. Les ressortissants états-uniens, très nombreux auparavant, ont réorienté leurs destinations finales, par exemple vers l’Ukraine, un des principaux pays d’Europe à autoriser cette pratique.

Figure 7 : conférence sur la GPA à New Dehli, octobre 2015. Photo Ministry of Women and Child Development © Ministry of Women and Child Development.

À partir de février 2022 et le déclenchement de la guerre en Ukraine, les reportages et articles se multiplient dans les médias autour de couples, de femmes porteuses et de bébés « bloqués » par les combats. Immobilisation dans le pays, passage discret de frontières ou véritable exfiltration, plusieurs solutions ont été explorées pour faire face à la guerre et à ses conséquences, compte tenu des législations différentes selon les pays d’accueil. Cet épisode rappelle, comme d’autres, le caractère réversible des circulations mondiales autour de l’utérus.

 

 

 

Bibliographie :

M. Butel, « Les utérus des Américaines à la merci des États », D&L, 199, 2022 (en ligne).

V. Chasles, M. Girer, « Tourisme médical et santé reproductive : l’exemple de la gestation pour autrui en Inde », Revue francophone sur la santé et les territoires, 24, 2016, p. 1-9.

M.-A. Frison-Roche, « La GPA, ou comment rendre juridiquement disponibles les corps des êtres humains par l’élimination de la question », in B. Feuillet-Liger, K. Orfali (dir.), La réalité de deux principes de protection du corps dans le cadre de la biomédecine. La dignité et la non-patrimonialité, Rapport final GIP Justice, 2016, p. 365-382.

S. Hennette-Vauchez, D. Roman, « Du sexe au genre : le corps des femmes en droit international », in E. Tourme Jouannet et al. (dir.), Féminismes et droit international, Paris, Pedone, 2015.

S. Rudrappa, « Des ateliers de confection aux lignes d’assemblage des bébés. Stratégies d’emploi parmi des mères porteuses à Bangalore, Inde », Cahiers du Genre, 56, 1, 2014, p. 59-86. 

Sacraliser l'organe                                                             Un organe de la mondialisation                                                                       Violenter les utérus