Un organe toujours vulnérable ?

Comme chaque organe du corps humain, l’utérus est exposé à des fragilités physiologiques qui lui sont propres : cancers, malformations et pathologies diverses. Néanmoins la corporation médicale ou la société tout entière peuvent amplifier ces vulnérabilités et en créer de nouvelles, qu’elles tendent alors à naturaliser. Qu’elle procède de caractéristiques biologiques ou de constructions sociales, cette représentation d’un utérus fragile tend à fonctionner comme métonymie de la vulnérabilité des corps qui le portent.

 

Un organe physiologiquement vulnérable

L’utérus peut être porteur de différentes pathologies, dont le cancer ou l’endométriose. Le cancer du col ou de l’utérus est le cancer le plus fréquent de l’appareil reproducteur féminin. Né dans les cellules utérines, dans 90 % des cas, il est dû à une infection persistante au papillomavirus (HPV pour Human Papillomavirus), un virus sexuellement transmissible très répandu. Un vaccin, qui s’adresse aux deux sexes, est disponible pour lutter contre cette infection, mais il est inégalement proposé selon les pays. L’endométriose, quant à elle, provoque des règles extrêmement douloureuses et peut entraîner des problèmes de procréation. D’autres pathologies existent, comme le prolapsus, autrement appelé descente d’organe. L’affection peut concerner d’autres parties de l’appareil digestif, urinaire ou reproducteur, mais l’expression dans son usage courant s’applique uniquement à l’utérus, occultant les autres organes possiblement atteints et d’éventuels patients masculins.

Figure 1 : Planche dessinée par Ducerceau et gravée par Lombart, in Pierre Dionis, Histoire anatomique d’une matrice extraordinaire, Paris, J. Cusson, 1683, représentant une grossesse extra-utérine avec rupture du tube utérin, observée en 1681, tiré de H. Stofft, « Une rupture de corne utérine rudimentaire gravide », H&M, 20, 4, 1986, p. 347.

L’organe peut aussi faire l’objet de malformations congénitales, comme en témoigne dès l’époque moderne une gravure de la « matrice extraordinaire » (fig. 1), dans la brochure que lui consacre en 1683 Pierre Dionis, chirurgien de la dauphine Marie-Anne Victoire, épouse du fils aîné de Louis XIV. Une des suivantes de celle-ci, Madame Arsan, enceinte de six mois, meurt après plusieurs épisodes douloureux. La reine Marie-Thérèse d’Autriche et la dauphine demandent alors l’ouverture du corps à Dionis, qui prélève toute la partie génitale (de la vulve aux ovaires) pour observation plus fine, révélant pour la première fois une grossesse extra-utérine avec rupture de la trompe utérine. La reine réclame l’organe prélevé, pour mieux l’observer avec ses suivantes. Si ces travaux ouvrent la voie de la recherche sur les malformations utérines, ils témoignent aussi de la pulsion scopique* dont l’utérus fait l’objet, à plus forte raison quand il est pathologique (voir la notice « (Dé)couvrez cet utérus que je ne saurais voir »). Ce phénomène s’amplifie au XIXe siècle, avec des inventions en tout genre, comme les pinces Pozzi (fig. 2), servant à mieux voir l’organe et à le soigner, portant le nom de leur inventeur Samuel Pozzi, présenté souvent comme le père de la gynécologie moderne. On les trouve aujourd’hui dans tout cabinet de gynécologue ou de sage-femme, mais les douleurs qu’elles peuvent occasionner expliquent les débats qui entourent la manière de les utiliser (par exemple lors de la pose de stérilet).

Figure 2 : Pince Pozzi, inventée dans la deuxième moitié du XIXe siècle et utilisée en gynécologie pour accéder à la cavité utérine © Véronique Mehl

Historiquement, c’est bien la conception d’un organe intrinsèquement fragile qui s’impose, étayant la thèse de la vulnérabilité et de l’infériorité « naturelles » des êtres qui le portent. Parmi les ex-voto* antiques, l’utérus est quasiment le seul organe interne à être représenté. Le plus souvent, il prend la forme d’un objet creux en terre cuite ; les plis sur les parois illustrent la croyance que l’organe retenait ainsi le sperme (fig. 3). Les textes médicaux et philosophiques, dès les Ve-IVe siècles av. J.-C., l’envisagent comme défaillant, relayant sans doute les préoccupations communes des hommes et des femmes de leur époque. Dès l’Antiquité, l’utérus est donc pensé comme « malade » : il nécessite des soins particuliers pour le remplir, le vider, le laisser à sa place, etc., soins dont l’absence aurait pour conséquences la mauvaise santé, la stérilité, le handicap des enfants à naître, et, bien sûr, l’hystérie.

Figure 3 : Ex-voto d’utérus en terre cuite, IVe-IIe siècle av. J.-C., découvert à Veii, Florence, Musée archéologique national inv. 4788, 17,5 x 11,2 x 5,1 cm, in Hygieia, Health, Illness, Treatment from Homer to Galen, catalogue de l’exposition au Musée des arts cycladiques, Athènes, 2014-2015, n°114 © Soprintenza per i Beni Archeologici della Toscana – Firenze.

Un organe médicalement vulnérable

L’utérus n’est pas seulement vulnérable physiologiquement, il l’est aussi par le regard médical qui est porté sur lui. Fascinés par l’organe et en même temps le tenant à distance, les médecins ont contribué à en fragiliser la prise en charge.

En témoigne la « découverte » contemporaine de l’endométriose, dont la connaissance et la reconnaissance sont très tardives : la maladie identifiée en 1860 reçoit son nom en 1927 et n’entre dans les programmes des études de médecine qu’en 2020. Cela montre, une fois encore, que la recherche médicale est différente selon le genre des patientes et patients et que les corps porteurs d’utérus bénéficient d’une prise en charge moindre. De plus, le déni de reconnaissance de la parole des malades ajoute de la violence à la vulnérabilité (voir la notice « Violenter les utérus »). Des campagnes d’informations n’existent en France que depuis quelques années, largement impulsées par les nombreuses associations regroupant des personnes atteintes, pour inciter au dépistage et aider les malades à prendre en charge leurs douleurs, leurs symptômes et les pathologies connexes. Les documents de communication, gouvernementaux ou associatifs, utilisent peu l’organe comme visuel ; les images les plus fréquentes sont celles de femmes se tenant le ventre et/ou la tête pour figurer la douleur ou encore le ruban jaune (fig. 4) qui est devenu le symbole de la lutte contre la maladie et est arboré principalement en mars, mois au cours duquel de nombreux temps d’information sont proposés.

Figure 4 : ruban jaune, symbole de la lutte contre l’endométriose, 2023.

Le monde médical est également à l’origine de la représentation encore largement tenace dans les sociétés contemporaines d’un organe particulièrement défaillant, source de pathologies « féminines » diverses, dont la célèbre hystérie. L’idée que celle-ci serait causée par les vagabondages de l’utérus remonte à l’Antiquité. On admet alors que si, en voyageant dans le corps, celui-ci rencontre les voies respiratoires, il peut y exercer une pression responsable d’une suffocation : la crise hystérique. Cette dernière touche en priorité les femmes privées d’un partenaire sexuel (vierges ou veuves) et dont l’utérus est réputé déshydraté. Galien (médecin grec du IIe siècle apr. J.-C.), considère, quant à lui, que la rétention du sang est responsable de la maladie qui frappe donc principalement les jeunes filles attendant leurs premières règles. Dans un cas comme dans l’autre, le mariage et surtout la grossesse sont alors prescrits comme thérapeutique salvatrice. Au Moyen Âge, l’hystérie, toujours associée aux mouvements de l’organe, devient « l’œuvre du diable ». Ce n’est que très progressivement, à partir de l’époque moderne et définitivement avec l’œuvre du neurologue du XIXe siècle Jean-Martin Charcot, qu’elle sort du domaine de la gynécologie pour entrer dans celui de la psychiatrie puis de la psychanalyse. La maladie n’est alors plus corrélée à l’utérus et à ses mouvements. Devenue pathologie neurologique, elle n’est plus genrée. Le concept a, ensuite, été radicalement remis en question dans la seconde moitié du XXe siècle et abandonné par la plupart des praticiens. Il affleure néanmoins dans le langage courant, puisque l’adjectif hystérique demeure une injure quant à elle largement genrée.

Figure 5 : instruments de gynécologie, Marc Colombat, Traité des maladies des femmes, Paris, Librairie médicale de Labé, 1838, planche 3 © Gallica.

Le XIXe siècle voit aussi progresser rapidement les recherches concernant les cancers, notamment ceux du sein et de l’utérus, les mieux connus alors. Mais les essais thérapeutiques sont assez vite décriés, à cause du développement en France dans les années 1820-1830 des ablations du col de l’utérus. Elles sont en particulier régulièrement pratiquées par le chirurgien Jacques Lisfranc (1790-1847) et relèvent d’un protocole brutal, sanglant, provoquant souvent la mort de la patiente. De vifs débats animent alors les chirurgiens sur l’utilité de ces opérations et sur les instruments à utiliser. Il faut en effet enfoncer des pinces dans le col de l’utérus, le tirer jusqu’au niveau de la vulve et sectionner la partie cancéreuse ou la totalité du col, ce qui entraîne d’intenses douleurs liées aux tractions, des risques de déchirures, de prolapsus, de perforation du vagin, d’infections ou d’hémorragies. Une planche du Traité des maladies des femmes (fig. 5) en 1838 regroupe les instruments gynécologiques pouvant être utilisés lors de ce type d’opération, dont l’utéroceps (n° 5 sur la figure), pince à huit crochets pour saisir le col de l’utérus, et l’hystérotome (n° 7), pince munie d’une petite lame pour couper le col de la matrice. Les détails 6 et 8 illustrent leur fonctionnement.

Plusieurs raisons peuvent expliquer ces chirurgies aussi désespérées que mutilantes : l’étiologie* supposée de ces cancers – une sexualité dégénérée –, leur risque d’extension au corps entier et leur incurabilité. Ainsi, les médecins démunis s’en remettent souvent à la solution ultime de l’amputation. La vulnérabilité de l’organe se situe donc à cette époque, comme aujourd’hui, à l’intersection des connaissances scientifiques et médicales et des stéréotypes de genre.

Un organe socialement vulnérable

Enfin, du fait de choix politiques et/ou économiques, l’utérus apparaît plus généralement comme un organe dont la vulnérabilité est socialement organisée. Le cas des restrictions ces dernières années du droit à l’avortement aux États-Unis (voir les notices « Un organe de la mondialisation » et « Revendications féministes ») ne forme à cet égard que la partie émergée de l’iceberg. Même dans des pays autorisant l’IVG (interruption volontaire de grossesse), tels que l’Italie, de nombreux obstacles s’opposent à l’activation de ce droit : fermeture des services de santé et augmentation des invocations de la clause de conscience parmi les médecins conduisent à de graves inégalités territoriales en matière de soins. Le sud du pays, plus pauvre et plus conservateur sur le plan des mœurs, très marqué par l’héritage catholique, voit le nombre de structures et de praticiens et praticiennes se réduire drastiquement, obligeant les femmes à avorter au nord, voire dans d’autres pays.

Plus généralement, les politiques économiques néolibérales menées depuis une quarantaine d’années dans les pays occidentaux conduisent à une crise des structures de soins. Le nombre d'établissements hospitaliers diminue : les maternités françaises sont passées de plus de 700 en 2000 à 430 en 2020. Un rapport du professeur Ville à l’académie de Médecine fin février 2023 recommande ainsi la transformation d’une centaine de petites maternités (moins de 1000 accouchements par an) en centres périnataux, assurant le suivi des femmes seulement avant et après l’accouchement. Cela oblige les femmes à parcourir de plus longues distances, à dépenser plus de temps et d’argent pour suivre leur grossesse, et de plus en plus renoncent à une partie de leurs soins. La crise touche aussi les personnels soignants. Des sages-femmes hospitalières ont récemment dénoncé les violences infligées aux femmes dans des services en manque de personnel et de moyens. À Périgueux, à la fin de l’année 2021, des soignantes et soignants de l’hôpital public ont par exemple détourné l’image de Rosie la riveteuse en l’associant à un jeu de mots utérin pour dénoncer la dégradation de leurs conditions de travail et de la qualité des soins prodigués (fig. 6).

Figure 6 : affiche (détail) à l’entrée du service de gynécologie de l’Hôpital de Périgueux (24), portant plusieurs revendications (IVG, naissance, IST, Contraception…), décembre 2021, © V. Mehl.

Paradoxalement, les tentatives, notamment dans les politiques publiques, pour reconnaître de nouveaux droits aux femmes peuvent conduire à la surexposition de ces fragilités physiologiques et à la validation de ces vulnérabilités socialement construites. Dans de tels contextes, accorder des droits différenciés, par exemple un congé menstruel, comme cela a été le cas tout récemment à Saint-Ouen ou en Espagne (2023), ou de façon un peu plus ancienne en Zambie (2015) ou au Japon (1947), c’est aussi prendre le risque d’inscrire dans la loi une inégalité entre les personnes porteuses d’utérus et les autres et de conforter ainsi la naturalisation de l’organe et son inscription dans un paradigme de la vulnérabilité.

 

Bibliographie :

A. Carol, « Une sanglante audace : les amputations du col de l’utérus au début du xixsiècle en France », Gesnerus, 65, 2008, p. 176-195.

N. Edelman, Les métamorphoses de l’hystérique. Du début du xixe siècle à la Grande Guerre, Paris, La Découverte, 2002.

E. Nicol, « Face aux cancers féminins : dévoiler et porter le fer (xixe siècle) », Histoire, médecine et santé, 1, 2012, p. 35-46.

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