Savoirs « féminins » du corps et de la santé

Auteur et autrice : Hervé Guillemain, Anaïs Grandbert

Figure 1 : Jeune femme non identifie, sans date, Paris BIU Santé Médecine. 

La lente féminisation des professions de santé

Ce dessin (fig. 1) de la fin du xixe ou du début du xxe siècle, qui représente une jeune femme reçue avec le diplôme de docteure de médecine, et arborant tous les attributs cérémoniels – toge et médaille –, est trompeur. Les métiers officiels de la santé ont en effet longtemps été réservés aux hommes. À cette époque, les résistances à la féminisation du métier de médecin restent fortes et les étudiantes en médecine doivent redoubler d’efforts pour arriver à leurs fins. En 1887, sur la centaine de femmes inscrites en médecine, seules douze sont françaises, car nombre de jeunes diplômées qui exercent dans le pays sont issues de l'Europe de l'Est, et ont parfois été formées en Suisse. En 1900, elles sont un peu plus de cinq cents à suivre un cursus universitaire médical en France, ce qui représente environ 6 % des effectifs. Si les sages-femmes ont été parmi les premières à bénéficier d’une formation publique, les premières écoles d’infirmières formalisées à la fin du xixe siècle vont également permettre des parcours professionnels nouveaux pour des jeunes filles dans un secteur entièrement occupé par les religieuses congréganistes.

Figure 2 : Marie Houdré, Ma doctoresse. Guide pratique d’hygiène et de médecine de la femme moderne, Strasbourg, Editorial Argentor, 1929. Paris, Bibliothèque nationale de France.

Ma doctoresse. Le parcours atypique de Marie Houdré

Une fois devenues médecins, certaines d’entre elles proposent des formes nouvelles de discours adaptées aux femmes, spécifiquement celles qui doivent prendre en charge leur propre santé. Dans l’encyclopédie en deux volumes intitulée Ma doctoresse, guide pratique d’hygiène et de médecine de la femme moderne, Marie Houdré (1883-1982) insère des planches anatomiques dédiées à la connaissance du corps des femmes (fig. 2), et développe des chapitres sur l’hygiène domestique, la maternité ainsi que les thérapeutiques internes et externes dévolues aux femmes. Elle offre aussi un plaidoyer pour la culture de plantes médicinales et le développement d’une filière économique dédiée, ce qui est plutôt rare dans les traités rédigés par les hommes. Marie Houdré est l’exemple d’un parcours qui amène une femme à se professionnaliser. D’abord institutrice, militante socialiste, praticienne avant-gardiste du sport féminin (le rugby notamment), elle réussit ses études de médecine en 1914 et publie des ouvrages de vulgarisation qui confèrent une place centrale aux savoirs féminins et aux représentations du corps féminin. On peut citer également son Mémento pratique de médecine scolaire en 1930. Dans une société sous-médicalisée, et médicalisée uniquement à partir d’une approche masculine, les savoirs féminins sur le corps sont promus par des femmes dont certaines ont un statut professionnel et d’autres peuvent être considérées comme des amatrices.

Figure 3 : Le bain de vapeur improvisé selon Maria Durville, La petite médecine chez soi : la connaissance et les objets qu’il faut posséder, les soins qu’il faut pratiquer, pour se tirer d’affaire en attendant le médecin, et l’aider efficacement à guérir un malade, Paris, E. Flammarion, 1921. Le Mans, bibliothèque du laboratoire TEMOS.

Les guides de médecine familiale, lieux de savoirs féminins. 

Les guides de « médecine familiale » qui se diffusent au début xxe siècle forment un genre à succès. Mais leurs titres s’avèrent impropres puisque leurs contenus dévoilent ce que l’on devrait nommer une médecine « féminine ». En effet les chapitres récurrents de ces guides témoignent tous d’une emprise des femmes sur la médecin  domestique : automédication par les plantes, conseils pour l’accouchement à domicile, le soin des enfants, la pratique des premiers secours, pharmacie usuelle. La collection Baudry de Saunier qui guide les citoyens dans le nouvel âge du do it yourself confie à une femme la rédaction de La petite médecine chez soi et La petite chirurgie chez soi (fig. 3). Maria Durville, dont le nom de famille est célèbre puisqu’il est celui de médecins naturistes médiatiques très critiques envers la médecine moderne, délivre en 1921 des rudiments d’hygiène, de pharmacologie et va jusqu’à expliquer la manière de réaliser un laboratoire d’analyse dans sa cuisine. Dans ce cas de figure, l’amatrice – qui est ici mère d’une famille nombreuse à la campagne – pallie l’éloignement du médecin. Dans ce dispositif d’attente de l’ordonnance médicale, les femmes jouent généralement un rôle important, comme le montrent aussi les cours de médication familiale de Mme Munié, directrice de l’enseignement médico-familial, liée à la fondation Léopold Bellan. Ces cours sont destinés à répandre les principes issus du « progrès médical » dans la population parisienne et chez les institutrices, et à mettre en garde les mères de famille contre le recours aux empiriques (ceux qui tiennent leur savoir de l’expérience et non des diplômes) et aux remèdes autoproduits.

Figure 4 : Anna Fischer, La femme, médecin du foyer : ouvrage d’hygiène et de médecine familiale, concernant particulièrement les maladies des femmes et des enfants, les accouchements et les soins à donner aux enfants, Paris, E. Posselt, 1905, couverture et portraits de l’autrice (Anna Fischer) et de ses deux traductrices (Myriam Kaplan et Louise Azéma). Bibliothèque nationale de France.

La spécificité des savoirs féminins

Le but de l’ouvrage La femme, médecin du foyer, magnifiquement illustré et fruit du travail de trois doctoresses dont les portraits figurent en ouverture (fig. 4), est de « fournir des conseils pratiques, des règles et des avis pour la conservation et le rétablissement de la santé physique et morale ». La préface rappelle la nature de ses destinataires : « il s’adresse aux femmes, dont la vie est si souvent parsemée d’épines ». La couverture du livre renvoie certes la femme médecin à ses fonctions prédestinées, la maternité et le soin à domicile, mais cette image est réductrice. L’avant-propos est un véritable manifeste féministe pour une réappropriation de la santé par chacun et chacune : « les adversaires de nos méthodes nous reprocheront peut être d’avoir trop appris aux non-médecins à se soigner eux-mêmes […]. D’autres blâmeront la nudité trop complète de nos dessins […]. Or nous répondront qu’aujourd’hui l’on s’affranchit de l’autorité doctorale de jadis au sujet de tout ce qui concerne la vie et la santé. »

Ces ouvrages de médecine domestique, célébrant la femme « médecin », « gardienne » ou « infirmière » du foyer, ne sont pas les seules témoignages de l’essor des femmes dans le champ de la santé. Les Dames de la Ligue contre le cancer, dont l’exemple a déjà été évoqué, font des visites aux malades et élaborent des fiches qui permettent aux médecins un suivi régulier et personnalisé de leur patientèle. Ce travail d’épidémiologie amatrice relève d’une science mondaine plutôt efficace. Pourtant, les discours médicaux et sociaux maintiennent une définition de la nature féminine et établissent son infériorité, cantonnant les femmes à leur « destin biologique » : elles sont à la fois épouses, mères et ménagères. Le corps féminin est placé au cœur d’enjeux de reproduction, la femme en est théoriquement réduite à son sexe.

Figure 5 : « Position que doit prendre une malade à laquelle on va donner une injection vaginale », illustration reproduite dans Maria Durville, La petite médecine chez soi, Paris, E. Flammarion, 1921, p. 215. Le Mans, bibliothèque du laboratoire TEMOS.

Savoirs sur les menstruations

Les ouvrages de médecine domestique sont aussi riches de prescriptions médicales et hygiéniques concernant le corps des femmes, particulièrement durant la menstruation.

L’hygiène intime fait l’objet de nombreuses recommandations du corps médical (fig. 5) : tous les traités d’hygiène de l’époque conseillent une toilette vulvaire quotidienne, des prescriptions cependant peu suivies par la population. Ces recommandations mêlent à la fois un souci moral et hygiénique. Elles sont un rappel que la femme doit prendre soin d’elle, pour elle, pour son mari et pour protéger ses fonctions reproductrices. Il faut même redoubler d’attention pendant les menstruations, certains médecins recommandent des ablutions trois à quatre fois par jour, l’usage de lotions, du bidet et même d’injections ou de douches vaginales. Ces injections vaginales sont notamment décrites par Maria Durville dans La petite médecine chez soi (1921). Elles sont fréquemment recommandées par les médecins jusque dans les années 1920 dans un but hygiénique et thérapeutique. Cette pratique est pourtant dangereuse, elle peut dérégler la flore vaginale et faire remonter des bactéries dans le vagin puis l’utérus, une information mal comprise au début du xxe siècle. Selon les médecins et hygiénistes de l’époque, l’eau froide est aussi à éviter pendant la menstruation, le flux risquant d’en être réduit, une recommandation médicale rejoignant les croyances populaires.

 

Figure 6 : « Serviettes pour les règles », illustration reproduite dans Anna Fischer, La femme, médecin du foyer, Paris, E. Posselt, 1905, p. 282. Bibliothèque nationale de France.

Les protections périodiques

Les protections périodiques les plus fréquentes à la fin du xixe siècle (fig. 6) sont des linges, des vieux jupons ou des chiffons, ensuite mis à bouillir et réutilisés au cycle suivant. La ceinture en caoutchouc, passée autour de la taille pour se garnir d’une serviette éponge entre les cuisses, se diffuse à cette époque. Face à l’essor de nouvelles normes sanitaires, les menstruations doivent être dissimulées, le sang menstruel étant considéré comme une salissure et une souillure dans la littérature médicale. Cela fait le lien avec les croyances populaires et religieuses, voyant un pouvoir destructeur dans ce fluide, pouvant gâter les boissons fermentées, le lard ou encore le miel et certains aliments mis en conserve. De nouvelles protections voient le jour au début du xxe siècle, des culottes périodiques avec un fond en caoutchouc sont commercialisées dans les années 1930. Les informations sur la confection et l’usage des protections périodiques sont alors relayées par les autrices d’ouvrages de médecine domestique, telle Anna Fisher.

 

                        

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