Des amatrices invisibles ?

Auteur : Florian Mathieu

Certains processus d’invisibilisation des femmes scientifiques ont été mis en évidence et étudiés par les historiens et historiennes des sciences au cours des dernières décennies. L’États-Unienne Margaret W. Rossiter a notamment montré dans les années 1990 que nombre de travaux scientifiques réalisés par des femmes s’étaient vus appropriés par des hommes, qui en cueillaient ensuite tous les lauriers. Rossiter a nommé ce processus « effet Matilda », en hommage à Matilda Joslyn Gage, une militante féministe du xixe siècle qui avait déjà remarqué l’appropriation par des hommes de travaux intellectuels réalisés par des femmes. Il existe ainsi plusieurs cas de prix Nobel obtenus par des hommes alors que les découvertes récompensées avaient initialement été faites par des femmes. On peut citer par exemple : le processus de fermentation alcoolique, compris par la scientifique russe Marie de Manacéïne plus de vingt-cinq ans avant Eduard Buchner, nobélisé en chimie en 1907 ; ou encore la découverte des pulsars à la fin des années 1960 par la doctorante en physique Jocelyn Bell, récompensée par un Nobel… attribué à son directeur de thèse. Bien que différent par certains aspects du milieu des scientifiques professionnels, le monde des amateurs de sciences connaît lui aussi des mécanismes d’invisibilisation des femmes. Certaines femmes parviennent certes à s’illustrer dans celui-ci – souvent en contrepartie d’un investissement personnel extrêmement important – mais on constate que bien peu d’entre elles sont restées dans les mémoires : les femmes amatrices de sciences, déjà victimes d’une forme d’invisibilisation de leur vivant, se retrouvent ainsi invisibilisées – ou autrement dit oubliées – après leur mort.

Figure 1 : Portrait photographique de Reysa Bernson publié dans le journal féministe La Française, 17/12/1932. Bibliothèque nationale de France.

Une amatrice au service de la recherche en astronomie et de sa diffusion

C’est notamment le cas de l’amatrice d’astronomie Reysa Bernson (1904-1944, fig. 1), très engagée dans la vulgarisation de cette science. Au service de cette cause, Reysa Bernson ne négligeait aucun terrain : l’école, bien sûr, en multipliant les conférences dans les établissements scolaires, mais aussi les différents mouvements de jeunesse, les événements grand public comme l’Exposition internationale des arts et techniques appliqués à la vie moderne de Paris en 1937 (durant laquelle elle fut responsable du planétarium, fig. 4), ou encore par le biais de films et d’émissions de radio. Durant l’entre-deux-guerres, ce furent ainsi plusieurs dizaines voire plusieurs centaines de milliers de personnes qui suivirent les explications scientifiques de « Mlle Bernson ». Celle-ci ne se contentait pas de diffuser l’astronomie, elle pratiquait aussi cette science en tant qu’amatrice, faisant preuve d’une maîtrise relativement élevée de la discipline. Licenciée ès sciences en 1924, elle obtint par la suite un « diplôme d’astronomie approfondie » à l’université de Lille en 1934. Reysa Bernson était membre de l’Association française des observateurs d’étoiles variables, contribuant par exemple à l’établissement de la courbe de luminosité de la Nova Herculis en 1934 (fig. 2). Cette représentation graphique enregistre la variation de luminosité de certaines étoiles dites « variables », au cours du temps. Très utile aux astronomes, elle permet de déduire différentes caractéristiques des objets observés.

 

Figure 2 : Graphique réalisé par Reysa Bernson permettant de comparer les courbes de luminosités de différentes novae, publié dans L’Astronomie, 06/1935, no 6, p. 278. Bibliothèque nationale de France.

Mieux organiser la recherche des amateurs

Fondatrice de l’Association astronomique du Nord en 1923, Reysa Bernson y occupa jusqu’en 1937 le poste de secrétaire générale. Dans ce cadre, en plus de ses observations et de ses activités pédagogiques, elle tenta d’organiser plus rigoureusement une coopération entre amateurs et professionnels.

Pour Bernson, si les grandes thématiques de recherche en astronomie devaient être définies par les professionnels, la répartition et l’organisation pratique des observations devaient relever d’une Fédération internationale des amateurs d’astronomie, chargée de transmettre les données récoltées aux professionnels. Elle plaida ainsi en faveur d’une autonomie relative pour les amateurs, qui aurait permis à ceux-ci d’être à la fois plus efficaces et mieux valorisés pour leurs contributions à la recherche scientifique, grâce à une organisation nouvelle, différente des sociétés astronomiques déjà existantes. Malgré une série de conférences données dans les sociétés astronomiques du pays pour défendre son programme, Reysa Bernson ne parvint pas à convaincre la communauté des astronomes de l’intérêt d’une telle organisation. Cet échec est ainsi assez symptomatique du déficit de légitimité dont pouvait souffrir une femme amatrice d’astronomie au sein de ce milieu.

Figure 3 : Cette photographie du Comité national d’astronomie, réuni en 1931 à l’Observatoire de Paris, signale dans l’assistance une dizaine de femmes, pour la plupart professionnelles. Reysa Bernson (no 39) et Gabrielle Flammarion (no 54), toutes deux issues du monde des amateurs, y faisaient d’autant plus figures d’exceptions. Photographie reproduite dans L’Astronomie, 10/1931, no 10, planche intercalée entre les pages 420 et 421.

Tombée dans l’oubli

Lorsque Reysa Bernson quitta ses fonctions de secrétaire de l’Association astronomique du Nord en 1937, pour se consacrer à ses activités pédagogiques, personne au sein de l’association ne proposa de lui attribuer le titre de présidente d’honneur, une pratique pourtant courante pour les membres fondateurs aussi impliqués dans ce type de groupement. Il faut rappeler que les femmes y étaient non seulement très minoritaires, mais qu’elles étaient encore moins nombreuses à y occuper des postes clés de fonctionnement, à donner des conférences ou à publier des comptes rendus d’observations. Parmi ces rares amatrices, Reysa Bernson faisait donc figure d’exception, et malgré tout, ni son niveau technique ni le dévouement dont elle fit preuve ni ses diplômes ne suffirent à la faire accéder à une reconnaissance équivalente à celle de ses homologues masculins. A contrario, nombre de ces derniers ne disposaient d’aucun diplôme d’une formation universitaire en astronomie ou même en sciences, sans que cela ait constitué un réel obstacle à leur rayonnement au sein de la communauté.

En 1944, Reysa Bernson fut arrêtée puis déportée en raison de ses origines juives, et mourut assassinée à Auschwitz. Malgré quelques sobres mentions de cette fin tragique dans les bulletins de l’Association astronomique du Nord et de la Société astronomique de France au lendemain de la guerre, aucun hommage officiel ne lui fut rendu et elle tomba rapidement dans l’oubli.

Les traces qui subsistent de ses travaux et de ses activités sont cependant loin d’être négligeables. Elles attestent de l’influence qu’elle a exercée sur plusieurs membres d’une nouvelle génération d’astrophysiciens après 1945. En 1952, le directeur de l’observatoire de Marseille Charles Fehrenbach affirme par exemple qu’il a « été amené à l’astronomie, par l’enthousiasme que lui inspira une conférence de Melle Bernson du temps où il préparait son baccalauréat de mathématiques à Strasbourg ». De même, on sait que les astronomes Armand Delsemme et Gérard de Vaucouleur ont aussi côtoyé Reysa Bernson à partir de 1937. Âgés de 19 ans, ils furent placés sous son autorité dans le cadre des conférences données au planétarium durant l’Exposition internationale. Il faut attendre la fin des années 1980 pour que ces derniers évoquent publiquement cette rencontre, mais les mots d’Armand Delsemme laissent peu de doutes quant à l’importance de cette expérience dans son parcours : « la médaille commémorative de la SAF a été accordée pour 1937 à l’équipe du planétarium de Paris, et sept médailles de bronze ont été gravées au nom de notre secrétaire générale et des six conférenciers. C’est la première des médailles reçues au cours de ma vie, et je l’ai toujours précieusement conservée. ».

En dépit de ces souvenirs marquants rapportés par des astronomes professionnels, Reysa Bernson reste encore aujourd’hui largement méconnue tant du grand public que de la communauté scientifique. Ce n’est que depuis 2015 et les premiers travaux de l’historien de l’astronomie Jean-Michel Faidit que sa vie et son œuvre ont peu à peu commencé à sortir de l’oubli. Il aura donc fallu attendre plus de soixante-dix ans après sa mort pour que cette grande amatrice d’astronomie, qui avait reçu peu de marques de reconnaissance de son vivant, (re)devienne un peu plus visible.

Figure 4 : Reysa Bernson avec son équipe dans le Planétarium de l’Exposition internationale de Paris en 1937. Association astronomique du Nord / Association Jonckheere. Source de l’image : Université de Lille.

La science comme émancipation : Amatrices et anarchistes               Des amatrices invisibles ?                        Amatrices et professionnelles aujourd’hui